LA SCHIZOPHRÉNIE AU CINÉMA : De l’autre côté du miroir

Par Le Cinéphile Anonyme @CinephilAnonyme

Alors que la folie de Mad Max : Fury Road envahit les écrans pour notre plus grand bonheur, revenons sur l’une des maladies mentales les plus représentées au cinéma, dont elle partage bien des aspects… [Attention, ce dossier analyse les twists de certains films. SPOILER ALERT !]

MISE À JOUR : le terme « schizophrénie » est très spécifique et ne peut être employé que dans certains cas comme nous l’a très justement fait remarquer Loïc Massaïa. Après consultation de Jeff, psychiatre et youtubeur du Psylab, il s’avère que (Mad) Max n’est pas atteint de schizophrénie. Merci à tous les deux de nous avoir apporté ces précisions sur le sujet.

La schizophrénie est un trouble mental sévère et chronique, qui se manifeste par une perte de contact avec la réalité et une incapacité pour le malade à reconnaître sa maladie. Les symptômes les plus fréquents sont des hallucinations et des délires, ainsi qu’une entente de voix qui commentent ou critiquent. La personne atteinte de schizophrénie a l’impression d’être contrôlée par une force extérieure. Le problème, c’est que le sens commun de la schizophrénie ne répond pas vraiment au terme médical. Un schizophrène a la personnalité floutée, pas nécessairement scindée en plusieurs parties, ce qui renvoie plutôt aux troubles dissociatifs de l’identité. Néanmoins, ce mélange de symptômes est aujourd’hui accepté comme vulgarisation, et c’est justement son ensemble qui nous intéresse. Le cinéma n’est pas le dernier à offrir un regard parfois stéréotypé sur la maladie. Mais quoi de plus compréhensible, quand il se définit, avec le jeu vidéo, comme l’art le plus schizophrène qui soit ?

Si l’apport artistique implique nécessairement une interaction entre le spectateur et le film, le cinéma demeure un art passif. L’imaginaire qui nous est présenté ne peut pas être modifié. Quoique l’on fasse, l’histoire prendra le chemin que le scénario lui a donné. Cela relève déjà d’une ambiguïté. Certes, les premières personnes à avoir visionné L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat des frères Lumière (1895) auraient été effrayées par ce véhicule fonçant sur elles, au point de quitter la salle en hurlant. Elles voyaient ce que leur projetait l’écran comme une réalité à part entière, qui pouvait rencontrer la leur. Mais aujourd’hui, le septième art est plus que démocratisé, et nous en connaissons tous les codes. Nous l’acceptons comme une représentation d’une certaine réalité, construite et mise en scène. Cependant, quand nous regardons un film, nous ne pensons pas qu’au-delà de l’action qu’on nous présente se trouvent un cadreur, un preneur de son… Bref, une équipe technique, au service de la création du projet. Nous savons que c’est irréel, mais cela ne nous empêche pas de nous plonger dans le récit qui nous est raconté. D’une certaine façon, le spectateur souffre lui aussi, une fois les lumières éteintes, d’une perte de contact avec la réalité. Le cinéma nous manipule et, le sachant, les réalisateurs en ont rapidement joué en brouillant les frontières de la réalité et de la fiction. Dès lors, la schizophrénie est devenue un outil de mise en abyme, que l’on peut observer dès l’expressionnisme allemand avec Le Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920). Alors que l’on s’interroge tout du long sur les mystérieux crimes nocturnes dont sont soupçonnés un somnambule et son mentor dans une petite ville allemande, l’épilogue nous fait découvrir que Francis (l’homme qui enquête) est enfermé dans un asile psychiatrique, et construit l’histoire avec les personnes qui l’entourent. Il perçoit le directeur de l’établissement comme le maître de Cesare, le somnambule criminel, et donne aux autres fous une personnalité. Véritable pionnier du cinéma fictionnel, le film nous dépeint pendant pratiquement toute sa durée le point de vue de Francis, avant de nous faire comprendre que nous ne voyions qu’une hallucination tout droit sortie de son esprit. C’est le sens même de l’expressionnisme : la réalité déformée par l’expression d’une subjectivité. Wiene s’appuie ainsi sur un irréalisme renforcé par la lumière et les décors de toiles peintes. Mais nous acceptons d’y croire, grâce au rythme de la narration et au dispositif cinématographique.


La force du septième art est ainsi de focaliser le regard du public sur du mouvement, d’utiliser le cadre pour enfermer et diriger une vision qui peut nous priver de la vérité. C’est ce que nous montre, à travers le prétexte de la schizophrénie, un long-métrage que l’on peut considérer comme le penchant moderne du Cabinet du docteur Caligari : Shutter Island, de Martin Scorsese (2010). En 1954, le marshal Teddy Daniels (Leonardo DiCaprio) et son coéquipier Chuck Aule (Mark Ruffalo) sont envoyés sur l’île du titre suite à la disparition de l’une des patientes de l’asile psychiatrique qu’elle abrite. Au fil de l’enquête, le personnel semble de plus en plus étrange et Teddy soupçonne un complot, qui comprendrait des expérimentations illégales sur le cerveau. Mais en réalité, il est l’un des patients de l’établissement. Il se crée une autre personnalité pour éviter d’affronter son passé. En effet, il a tué sa femme après que cette dernière a noyé leurs enfants. Toute l’histoire du long-métrage n’est qu’un jeu de rôles construit à l’échelle de l’île pour essayer de lui faire comprendre les illogismes de sa paranoïa. Shutter Island pose ainsi la question de la fiction dans la fiction en dirigeant notre regard comme Teddy Daniels (qui s’appelle en fait Andrew Laeddis) dirige le sien. Scorsese s’amuse à flouter la frontière entre la réalité physique et l’espace mental au travers du dispositif cinématographique. Tout est une question de mise en scène : elle fait ressortir les quelques détails ou incohérences qui permettent de trouver la vérité. En revanche, ils échappent très souvent au premier visionnage. La puissance du film est ici d’inclure le spectateur dans son processus narratif, de penser à la naïveté qu’il aura de simplement se concentrer sur le récit et d’accepter de se faire manipuler. Le but du réalisateur est de transformer les évidences en éléments douteux, pour rendre le public tout aussi paranoïaque que le personnage. La caméra prend alors la forme d’un œil qui ne voit pas, ou qui refuse de voir. Le montage n’est pas toujours raccord, comme pour affirmer que les suites d’action que perçoit Teddy Daniels proviennent d’un regard biaisé. Le cinéaste exploite également de nombreux panoramiques rapides (souvent des vues subjectives du protagoniste principal), en passant d’un sujet à un autre, quitte à manquer parfois ce qui est central. Au final, Shutter Island fait partie de ces films dont la schizophrénie atteint le spectateur, qui doit le revoir pour s’offrir un regard neuf.


Comme une voix dans notre tête, le cinéma peut donc nous demander de nous remettre en question, de nous interroger sur ce que nous avons vu, et si nous l’avons bien vu. C’est la problématique que pose Shutter Island, mais on peut également penser à Fight Club de David Fincher (1999). Dès le début, le cinéaste cherche à instaurer une identification entre le spectateur et le personnage principal (Edward Norton). Ce dernier n’a pas d’identité ; il subit l’uniformisation due à la société de consommation. Nous suivons l’histoire de son point de vue au travers d’une voix-off. Malheureux et seul, il rencontre un jour Tyler Durden (Brad Pitt), avec qui il va retrouver le plaisir de vivre dans des combats clandestins. Tous deux créent ainsi une véritable contre-société, le Fight Club, qui va rapidement devenir un groupe terroriste. Là encore, le plaisir du long-métrage provient de la richesse de l’univers qui nous est dépeint, pour être ensuite complètement déconstruit dans les vingt dernières minutes, quand on comprend que Tyler Durden n’existe pas vraiment. Il n’est qu’un double fantasmé par le narrateur, qu’il incarne la moitié du temps. Ici, Fincher se sert de l’hyperbole de la schizophrénie comme pure métaphore du cinéma. Après tout, son rôle premier est de permettre (en général) à quelqu’un de quitter son quotidien pendant environ deux heures et de se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre, à l’instar du narrateur. Pourtant, le film se présente comme une exception, car le personnage que nous croyons connaître nous est en fait inconnu. Son incapacité à prendre conscience de sa maladie contamine le spectateur. Cependant, l’aspect le plus schizophrène de ce dernier provient de sa satisfaction envers cette manipulation une fois qu’il s’en est rendu compte. Il se réjouit que le long-métrage lui ait caché des éléments de compréhension du récit. Le hors-champ est d’ailleurs primordial dans Fight Club, et nous prouve que le choix d’un cadre ou du montage amène à changer le sens d’une image.


Le champ et ses limites sont ainsi en perpétuelle relation avec une idée de morcellement, ne nous offrant qu’une partie d’un tout dont la représentation de la schizophrénie nous fait souvent prendre conscience. Un esprit schizophrène est prisonnier de ses hallucinations, là où celui d’un spectateur est fermé, à cause de ce que le film ne montre pas. Certains réalisateurs utilisent justement cette limitation du dispositif cinématographique pour décrire un trouble psychique. On en trouve un très bel exemple dans Le Seigneur des Anneaux : Les Deux tours (Peter Jackson, 2002), dans lequel Sméagol (Andy Serkis) souffre d’un dédoublement de la personnalité. Dans une scène, il cherche à faire disparaître cette version maléfique de lui-même qu’il appelle Gollum. Au début, la caméra emploie un travelling en arc de cercle en suivant les mouvements de tête du personnage. Quand l’objectif se trouve à sa droite, on reconnaît Sméagol, alors que si l’objectif est à sa gauche, il devient Gollum. Puis, le montage coupe ce mouvement de transition entre ses deux personnalités, utilisant les limites du cadre pour créer un parfait champ contre-champ qui donne l’impression que deux êtres différents se regardent et se parlent. La caméra prend une certaine distance une fois que Gollum disparaît de la tête de Sméagol, prouvant qu’il était bien seul, dans la même position et au même endroit depuis le départ. On peut retrouver ce même procédé dans l’excellent court-métrage des studios Pixar : Le Joueur d’échecs (Jan Pinkava, 1997).

La schizophrénie renvoie ainsi au fantasme du double au cinéma. Même si l’art se fonde sur la réalité, ce qui est présenté n’est que virtuel, à l’image de l’acteur, qui n’est pas le personnage qu’il incarne dans « la vraie vie ». Dans une sorte d’exagération, on considère souvent que le métier de comédien implique une part de schizophrénie, puisqu’il faut croire au fait d’être quelqu’un d’autre. Des exemples plus ou moins subtils traitent de ce concept, comme le récent Birdman, d’Alejandro González Iñárritu (2014). Mais Le Seigneur des Anneaux est également important dans ce rapport au virtuel, et encore une fois grâce au personnage de Gollum. Habituellement, un acteur change de personnalité pour un rôle, et même si cela implique une transformation physique, il conserve son corps. Ici, Andy Serkis s’est prêté au jeu (à l’époque avant-gardiste) de la performance capture. Il s’agit d’une technique capable d’enregistrer les positions et mouvements d’un objet ou d’un être vivant, et de les restituer sous une autre forme, numérique. Cela implique que l’acteur disparaisse totalement au profit du personnage qu’il incarne. Il est donc d’autant plus intéressant que cette innovation concerne une créature schizophrène, car on peut effectivement s’interroger sur sa véritable nature, qui ne paraît à première vue qu’être un amas de pixels. Les techniques de plus en plus perfectionnées offrent aujourd’hui l’opportunité de reproduire à la perfection le jeu d’un comédien, faisant d’eux des êtres hybrides, vivants et numériques à la fois.


Plus généralement, la schizophrénie est souvent représentée en rapport avec un art. En étant plongé dans la production d’une œuvre (qui est au final une part de lui-même), l’artiste peut perdre une certaine distanciation avec la fiction. Dans Fight Club, Tyler Durden travaille comme projectionniste dans un cinéma. Il est également extra dans un restaurant (le mot signifie figurant en anglais). Il est celui que l’on ne voit pas, censé donner vie à un film. Pourtant, son métier l’ennuie, et il s’amuse donc à placer des images pornographiques subliminales entre les différentes bobines d’un long-métrage familial. Au-delà de briser le quatrième mur en expliquant ce procédé au spectateur, David Fincher pousse encore plus loin la mise en abyme de son art en incluant lui-même des images subliminales de Tyler Durden, comme s’il avait non seulement pris possession de l’esprit du narrateur, mais aussi de celui du film, donc du public. Dans Black Swan (Darren Aronofsky, 2011), Nina (Natalie Portman) est une danseuse d’opéra qui obtient le double rôle du Lac des cygnes de Tchaïkovski : le cygne blanc et le cygne noir. Si elle est parfaite dans l’interprétation du premier, qui reflète l’innocence et la grâce, elle éprouve plus de difficultés à incarner le second, qui nécessite de la sensualité. Elle essaie de s’abandonner au personnage par une introspection qui la fait courir à sa perte. Au-delà des hallucinations que parvient à reproduire le cinéaste, la schizophrénie de Nina est rendue passionnante grâce aux autres personnages féminins du long-métrage, qui ne sont que des doubles d’elle-même. Sa rivale, Lily (Mila Kunis), n’est autre que sa vision fantasmée, tandis que sa mère (Barbara Hershey) est à l’inverse tout ce qu’elle refuse de devenir. Enfin, la danseuse déchue Beth (Winona Ryder) représente les peurs de Nina envers son propre futur. Si la folie de Jack Torrance dans Shining (Stanley Kubrick, 1980) est beaucoup plus floue, on peut toutefois la relier à ses difficultés à écrire son roman, raison pour laquelle il s’installe dans l’Overlook Hotel. Fondée sur une obsession, comme le reflète la phrase qu’il tape en boucle sur sa machine, la schizophrénie renvoie ici à une répétition. L’artiste traverse plusieurs fois la même histoire, comme s’il s’était engagé à revivre le même destin qu’il aurait pu s’écrire. Néanmoins, tout cela dépend de l’interprétation que l’on fait du dernier plan du long-métrage : il dévoile une photographie de 1921 dans laquelle on distingue le personnage, alors que le film se passe dans une période contemporaine à sa sortie. Dans le même domaine, Fenêtre secrète (David Koepp, 2004), dépeint un romancier, Mort Rainey (Johnny Depp) accusé de plagiat par un homme mystérieux (John Turturro) alors qu’il traverse une période où il souffre du blocage de l’écrivain. En réalité, ce dernier n’est qu’une deuxième personnalité de Mort, qu’il finit par découvrir.

Mais la représentation de la schizophrénie au cinéma n’est pas qu’un prétexte à un scénario décousu ou à twist. Le floutage de la fiction et de la réalité peut, à sa façon, véritablement prendre effet quand le film a une incidence sur la vie réelle. C’est le cas de Psychose, d’Alfred Hitchcock (1960). S’il est aussi culte, c’est sans nul doute grâce à la fine écriture de son antagoniste, Norman Bates (Anthony Perkins), qui souffre d’un trouble dissociatif de l’identité (et pas vraiment de schizophrénie, malgré les idées reçues). Il lui arrive de devenir sa mère, qu’il croit encore vivante alors qu’il a déterré son cadavre. Lorsque le long-métrage a été tourné, les maladies psychiques étaient bien plus taboues qu’aujourd’hui. Hitchcock tînt absolument à ce que le comportement du personnage soit cliniquement expliqué. A la fin du film, un psychiatre le décrit en détail. Psychose a également été une véritable avancée dans le traitement de la censure dans le cinéma américain, alors soumis au code Hays. Au-delà des questions de nudité liées à la célèbre scène de la douche, le choc provint également de ce parti-pris de tuer le personnage principal, Marion Crane (Janet Leigh), dès la moitié du film pour ensuite se concentrer sur l’inquiétant Norman Bates.

Enfin, l’utilisation de la maladie comme mise en abyme ou comme procédé pour briser le quatrième mur peut pousser le septième art au-delà de ses limites, et ainsi ouvrir un nouveau champ des possibles. C’est par exemple le cas dans le récent chef-d’œuvre de Denis Villeneuve : Enemy (2014), qui repose sur le fantasme du doppelgänger. Adam Bell (Jake Gyllenhaal), professeur d’université à la limite de la dépression, découvre en regardant un film son sosie parfait en la personne d’Anthony. Curieux, il cherche à le connaître et à l’approcher. Au-delà de la douce sensation de rêve éveillé qu’il procure, le long-métrage est fascinant par sa complexité, due à ses multiples niveaux de lecture. Là encore, il est possible d’y voir la métaphore de l’acteur se perdant dans un personnage, bien qu’Anthony ne soit qu’un comédien de second plan. Mais mieux encore, Villeneuve s’interroge sur l’immersion au cinéma, et cherche à repousser les limites du cadre en jouant des diverses zones d’ombre de son scénario. Le spectateur n’est pas rendu ignorant par ce qu’on ne lui montre pas, car il a le droit de s’inventer sa propre histoire avec les éléments qu’il possède. Par l’opposition entre ses deux protagonistes, Enemy crée de nombreux parallélismes, notamment dans sa façon de filmer la ville de Toronto. La symétrie de certains plans contraste avec les formes arrondies d’objets ou d’immeubles. De cette même manière, nous ne devons plus penser l’écran comme un simple cadre rectangulaire, mais comme un miroir déformant de notre monde aux lignes plus abstraites. Nous ne pouvons plus savoir où commence la réalité et où s’arrête la fiction. Le long-métrage parle justement de la difficulté de s’inscrire dans nos sociétés modernes, de la façon dont l’homme se crée ses propres barrières, qui nuisent à sa liberté, en particulier dans ses relations intimes. Enemy fait partie de ces œuvres qui nous confirment que l’on apprend à vivre grâce au cinéma. Denis Villeneuve emploie des leitmotiv au sein de son scénario, alors qu’Adam affirme que l’histoire se répète, comme si on repassait le même film en boucle. Le cinéaste explicite cet apprentissage par le septième art lorsque le professeur découvre son sosie. La lumière clignotante de son ordinateur en veille se reflète dans ses yeux pour s’imprimer sur sa rétine. Il revoit le DVD qu’on lui a conseillé, utilisant le bouton pause pour mieux l’observer. La représentation de la schizophrénie est donc au final un manifeste de la cinéphilie, incitant à constamment remettre en question ce que l’on a regardé, à s’abreuver de toujours plus d’images, et de les revoir, pour se forger un point de vue. Enemy, comme tant d’autres, appelle à ce revisionnage, afin de comprendre ce qui nous avait manqué. Mais surtout, en côtoyant divers personnages, le public apprend, consciemment ou non, de leur expérience. La schizophrénie du spectateur réside dans cette inspiration de différents modèles, qui finissent par construire sa propre personnalité.

Mais en quoi ces diverses symboliques mènent-elles aujourd’hui à Mad Max : Fury Road ? Tout simplement parce que le chef-d’œuvre de George Miller se révèle comme étant la quintessence et l’addition de toutes ces représentations de la schizophrénie, qu’il emploie pour la folie dans un sens plus large et plus flou, explicité dans ce monde désolé où les êtres se raccrochent à ce qu’ils peuvent. Elle est rendue compréhensible par cette absence de civilisation, et donc de modèles de sociétés. On s’introvertit, on se cherche et on se perd dans ce désert sans fin ni âme. L’homme fait face à l’animal qui sommeille en lui et chez les autres, se battant contre cette bestialité qui ne demande qu’à prendre le dessus. Dans Fury Road, la folie serait en quelque sorte un retour progressif à « l’état de nature » que décrit Rousseau. Au-delà d’être un très bon outil narratif, permettant de comprendre sans trop de didactisme les troubles de son héros, la maladie mentale contribue ici à l’épure de l’ensemble, à l’efficacité de cette course-poursuite incessante de deux heures. Elle justifie l’animalité et le mutisme des personnages, qui communiquent le moins possible par la parole. Le langage corporel est amplement suffisant, ce qui accentue la valeur cinématographique et même cinéphilique de la représentation de la folie (et donc de la schizophrénie). La métaphore du septième art à laquelle elle correspond permet au réalisateur de revenir à ses fondements, ceux de s’exprimer uniquement par l’image et le son. C’est là tout le génie de George Miller : il crée une véritable osmose entre les enjeux de son histoire et sa mise en scène, comme si elle était aussi folle que ce qu’elle dépeint. D’où l’impression de vivre l’expérience d’une longue hallucination, qui engendre inévitablement une identification au protagoniste principal. Mais le film pointe également un bien beau paradoxe : la description du mental au cinéma permet une meilleure approche du corps. La volonté d’immersion du long-métrage, qui nous fait ressentir les mêmes émotions que ses personnages, agit comme le point de vue interne en littérature, alors que le cinéma en est à priori incapable. Par la puissance des images et du montage, Miller réussit le tour de force de nous plonger dans la tête de ses héros sans jamais user de la voix-off (sauf au début). Le psychique devient purement physique. Alors que tout est à moitié mort, chaque chose doit se prouver qu’elle existe en étant matérielle, palpable. L’émotion est concrétisée par le corps. Il s’agit d’un rôle, tout comme celui que remplit Max dans la première demi-heure en étant un globulard pour Nux. Le médecin de l’armée d’Immortan Joe lui tatoue sur le dos son groupe sanguin, telle la fiche technique d’un produit de supermarché. Le corps est donc à la recherche d’une identité, d’un but. En réadaptant la mythologie qui l’a rendu célèbre, Miller devait nécessairement s’interroger sur la schizophrénie de l’acteur, et ainsi savoir qui pourrait remplacer Mel Gibson. Tom Hardy choisit donc de paraître encore plus mutique et effacé que son prédécesseur pour contribuer à la mythification de Max Rockatansky. Peu importe au final sa personnalité, seul compte son corps. Dès lors, la folie est utilisée par le réalisateur pour souligner la cinégénie de l’action en étant ponctuée par quelques phases d’hallucinations qui la mettent encore plus en valeur. On peut notamment prendre l’exemple de ce moment où Max voit sa fille qui dirige un geste violent vers sa tête, ce qui l’incite à se protéger de sa main. Ce mouvement, à priori anodin, fait pourtant ressortir une grâce folle, et sauvera le héros quelques minutes plus tard quand il le reproduira. Mad Max : Fury Road exploite donc brillamment la métaphore de la schizophrénie par rapport à l’art qu’il sert, car il en fait surgir les caractéristiques avec une puissance hors-normes, l’élargit à toutes les formes de folie, pour mieux la transformer en symbole cinématographique et cinéphile.