[Cannes 2015] Jour 9 : Assassins et chercheurs de trésor

Par Boustoune

Le festival a atteint son rythme de croisière et propose des films toujours plus costauds en compétition officielle.

Jacques Audiard a ouvert la journée avec la projection de Dheepan. Avant le festival, le film avait été présenté comme une libre adaptation des “Lettres Persanes”. Après avoir vu le film, on peut ajouter “très libre”, puisque le seul point commun que l’on trouve avec le roman épistolaire de Montesquieu est l’observation de la société française par des migrants.
Les trois personnages qui débarquent en France ne sont pas perses, mais sri-lankais. Ils ne sont pas philosophes, mais des gens humbles, chassés de leur pays après un guerre civile dévastatrice. Ils ont dû prendre une fausse identité pour arriver en France et se faire passer pour une famille, alors qu’ils ne se connaissent absolument pas.
Ils n’entrent pas dans le pays des Lumières, mais dans un pays qui menace de plus en plus de sombrer dans l’obscurantisme.
On les envoie dans une cité HLM de banlieue, un ghetto dominé par les trafiquants de drogue. Alors que Dheepan entrevoit pour la première fois la possibilité de reconstruire sa vie, de former une famille, l’escalade de la violence entre les gangs va réveiller de vieilles blessures psychologiques, liés aux nombreux conflits auxquels il a participé au Sri-Lanka…
La grande force du film, c’est de coller au plus près des personnages, joués par des comédiens non-professionnels, tous formidables et formidablement dirigés par le cinéaste. On partage leurs espoirs d’une vie meilleure dans notre pays, où une journée de salaire équivaut à plusieurs mois dans leur pays d’origine, où les enfants peuvent aller à l’école, où on les respecte. On partage aussi leurs doutes face à l’exclusion dont ils peuvent être victimes. Et on partage leurs peurs quand retentissent les premiers échanges de coups de feu entre les dealers, qui montrent que notre pays est lui aussi gangréné par des zones de non-droit, favorisées par la concentration de la détresse sociale dans les mêmes barres d’immeubles. Car, comme souvent chez Audiard, le récit baigne dans une certaine noirceur, qui n’est contrebalancée que par une foi profonde en l’être humain.
Dès les premières images, le cinéaste instille une tension qui ne se dissipera qu’au moment du dénouement. Il ne lui suffit que de quelques secondes pour nous entraîner dans son récit et nous rendre attachant son personnage central, grâce à sa mise en scène brillante, trouvant toujours le bon rythme, la bonne distance.
Alors que plusieurs de ses collègues ont  déçu en livrant des oeuvres moins abouties que leurs oeuvres précédentes, Jacques Audiard propose un long-métrage du même niveau que le reste de sa filmographie, en innovant avec bonheur sur le fond comme sur la forme. Lui aussi mériterait une petite (voire une grande) place au palmarès…

Avec The Assassin, Hou Hsiao-hsien annonçait s’attaquer à un genre très codifié, le film de sabre. On était curieux de voir ça, sachant que le cinéaste chinois n’est pas spécialement connu pour réaliser des films d’action spectaculaires menés à un train d’enfer. Eh bien il n’a pas déçu, en livrant un film de sabre totalement atypique.
Ah, ne vous attendez pas à un déluge de scènes d’action spectaculaires! On n’est pas chez Tsui Hark… Les scènes de combat sont très brèves. Elles interviennent sans prévenir dans le récit et s’interrompent tout aussi brutalement, venant sporadiquement dynamiser un récit compliqué, un brin confus pour qui ne maîtrise pas les subtilités géopolitiques de la Chine du IXème siècle et les noms des différentes dynasties.  L’intrigue n’est de toute façon pas très originale. Elle n’est qu’un prétexte à des plans sublimes, composés comme des tableaux de maître. Si la Palme d’Or devait être attribuée sur des critères purement esthétiques, le film de Hou Hsiao-hsien l’emporterait à l’unanimité. Mais un film doit aussi susciter l’intérêt du spectateur, et il n’est pas du tout certain que le jury ait accroché à cette oeuvre aussi lente qu’ennuyeuse.
Comme somnifère en tout cas, c’est d’une efficacité redoutable.

Nous avons enfin pu voir Love de Gaspar Noé. La troisième tentative aura été la bonne.
Les avis négatifs et les critiques acerbes des premiers spectateurs ne nous ont à aucun moment découragés. Et nous n’avons pas regretté. Love est un film brillant, dans lequel le cinéaste fait une démonstration  de son talent de metteur en scène. Un objet cinématographique qui fascine ou crée le malaise, qui agace par ses artifices provocateurs avant d’ébahir par son inventivité…
On peut comprendre que des gens aient été frustrés. Leur déception vient probablement du décalages entre les attentes autour du film, vendu avant le festival comme sulfureux et quasi-pornographique, et le résultat à l’écran, finalement assez chaste et assez sage.
La chair est triste chez Gaspar Noé. Parce que les scènes de sexe correspondent aux souvenirs du personnage central, Murphy (Karl Glusman), qui a laissé partir la femme de sa vie, Electra (Aomi Muyock), et se retrouve piégé dans une relation fade et insatisfaisante avec Omi (Klara Kristin). Quand, au cours d’une longue journée pluvieuse, il se remémore les hauts et les bas de leur relation, c’est évidemment la nostalgie et les regrets qui prennent le dessus.
En fait, Love est le parfait négatif de Mon Roi, de Maïwenn. Les deux films parlent tous deux des ravages de la passion amoureuse et racontent par fragments une relation de couple chaotique. Mais si Maïwenn s’appuie surtout sur ses acteurs et sur un montage rythmé, Gaspar Noé privilégie la mise en scène plutôt que de mettre en avant le jeu – assez médiocre, il faut dire – de ses acteurs amateurs.
Le cinéaste a eu une idée brillante en décidant de raconter son histoire avec ce dispositif singulier, composé essentiellement de plans fixes mettant Murphy au coeur de l’image,seul, en couple ou à trois, et à nouveau seul, pour bien montrer l’état de solitude dans lequel se trouve le personnage. Cela dynamise le récite et confère une fausse impression de mouvement, alors que la vie du protagoniste fait du surplace.  On admire aussi la scène de la boîte de nuit, filmée de manière très originale.
On reprochera en revanche quelques effets purement gratuits, comme ce plan de sexe éjaculant en relief sur les spectateurs, ou celui de la pénétration vue de l’intérieur, piqué à Enter the void. Ces provocations ne rendent pas service au film. Elles apportent juste de l’eau au moulin des détracteurs du cinéaste.
Malgré ce petit bémol, nous avons aimé ce film fou et ambitieux, qui, à défaut d’avoir fait atteindre l’extase aux festivaliers, constituent un objet filmique sacrément excitant.

 

A Un Certain Regard, nous avons pu voir Le Trésor, le nouveau long-métrage de Corneliu Porumboiu. Comme 12h08 à l’est de Bucarest, il s’agit d’une comédie légère qui dit énormément de choses sur la société roumaine actuelle, partagée entre les traces de la dictature de Ceaucescu et les contraintes liées à l’entrée dans l’Union Européenne.
On suit les tribulations de deux pieds-nickelés lancés dans une improbable chasse au trésor. Tout commence quand Adrian demande à son voisin de palier, Costi, de lui prêter une forte somme d’argent pour louer les services d’un détecteur de métaux. Il est persuadé qu’un magot datant de l’époque des templiers est enterré dans le jardin de la maison de sa grand-mère. Costi accepte, en échange d’une part du trésor. Mais la route est longue et semée d’embûches. Il faut déjà réunir l’argent pour le détecteur, essayer de négocier le prix prohibitif proposé par le loueur. Puis il faut scanner la zone, ce qui n’est pas une mince affaire, vu que le détecteur réagit à tout objet métallique et que le sol est jonché de clous rouillés… Enfin, il faut creuser le sol assez profondément pour atteindre l’éventuel trésor, espérant que le trésor ne sera pas constitué d’objets du patrimoine, ce qui les obligerait à tout céder à l’Etat, en échange d’une minuscule compensation financière.
Intelligemment, Porumbuiu va toujours à contre-courant des attentes du spectateurs, rendant le scénario totalement imprévisible.
On rit des mésaventures des deux voisins,  on s’inquiète du drame qui semble se dessiner doucement. Et finalement, on s’émeut d’un petit rien qui décale la perspective, quand le film cesse de s’intéresser à l‘argent pour jouer la carte de l’humain, à travers la relation complice d’un père et de son petit garçon.

A la Quinzaine des Réalisateurs, nous avons vu Songs my brothers taught me, joli premier long-métrage de Chloe Zhao. Le récit tourne autour d’une famille vivant dans la réserve Sioux de Pine Ridge. Le père vient de décéder, mais était parti depuis longtemps. La mère fait ce qu’elle peut pour élever ses enfants. Le fils aîné est en prison. Le cadet, Johnny, veut suivre sa fiancée en Californie et la benjamine s’inquiète de rester toute seule dans cet environnement où les horizons sont bouchés.
Ceux qui ont vu Pine Ridge, le documentaire d’Anna Eborn, connaissent déjà les problèmes auxquels est confrontée la communauté : l’alcoolisme, la violence, le manque de débouchés professionnels pour les plus jeunes. Dans cette réserve indienne, les adolescents on le choix entre diriger un ranch, élever des taureaux ou devenir champion de rodéo… Quel choix royal! Sinon, ils peuvent faire comme la majorité des jeunes Sioux, rester au chômage ou tomber dans la délinquance.
Mais vivre dans cette communauté n’est pas non plus un enfer. Les habitants se soutiennent, s’entraident en cas de coup dur. Et c’est aussi le seul endroit où peuvent perdurer les traditions et les croyances indiennes, que la cinéaste réussit parfaitement à évoquer à l’écran, bien aidée par ses jeunes acteurs, formidables.

Enfin, la Semaine de la Critique a fermé ses portes avec la projection de La Vie en grand de Mathieu Vadepied et la cérémonie de remise des prix. Paulina, de Santiago Mitre obtient le Grand Prix tandis que La Tierra y la sombra de Cesar Augusto Acevedo glane les deux autres récompenses mises en jeu.

A demain pour d’autres chroniques cannoises.