[CRITIQUE] : Tusk

Kevin Smith est définitivement un réalisateur à part. Véritable figure emblématique du cinéma indépendant américain, il incarne à lui seul un esprit « geek » et anticonformiste à la fois transgressif et profondément salvateur. Depuis son premier film en 1994 (l’inoubliable Clerks), Kevin Smith a toujours porté à bout de bras des projets aussi atypiques que marginaux. C’est une nouvelle fois le cas avec Tusk. Le film met en scène la rencontre délirante entre Wallace (Justin Long), jeune podcasteur américain et Howard (Michael Parks), un vieil homme fasciné par les morses. L’interview en apparence banale va rapidement dégénérer lorsque ce-dernier va révéler sa véritable motivation : transformer le podcasteur en morse ! Un postulat de départ bien barré pour un délire cinématographique improbable. Mais en même temps, ici on raffole de délires cinématographiques improbables…

390236Pour mieux comprendre ce qui est passé par la tête de Kevin Smith, revenons à l’origine du projet. Tout commence le 25 juin 2013, lors de l’enregistrement du 259e numéro de Smodcast, le célèbre podcast tenu par Kevin Smith et son pote Scott Mosier. Au cours de l’émission, les deux amis (probablement sous influence d’une quantité importante de drogues douces) déconnent, imaginent des histoires débiles, jusqu’à ce qu’un commentaire attire leur attention : un internaute propose l’histoire d’un serial-killer qui transformerait ses victimes en morses. L’internaute n’a pas seulement réussi à faire marrer Kevin Smith, mais lui a carrément offert le pitch de son prochain film ! Ainsi naquit Tusk, parangon d’iconoclasme qui tranche avec le reste de la filmographie de Smith. En effet, il s’agit là de la première intrusion du réalisateur dans le film d’horreur, ou plus précisément de la comédie horrifique. Si Red State avait révéler chez le réalisateur de Jay & Bob contre-attaquent une noirceur et une agressivité insoupçonnées, Tusk lorgne davantage du côté du conte macabre délirant que du pur torture porn. Car oui, si le film se présente comme le cousin américain (ou plutôt canadien !) de The Human Centipede, il n’en reste pas moins une véritable comédie qui réunit tous les ingrédients des précédents films de l’auteur. Dialogues crus et aiguisés, humour irrévérencieux et personnages givrés : on est bien chez Kevin Smith ! Ainsi, le film va constamment osciller entre horreur et comédie, en jouant habilement sur notre appréhension et notre voyeurisme malsain : le spectateur appréhende le sort tragique du protagoniste tout en étant impatient de découvrir le résultat de cette expérience diabolique. Cette fascination perverse va culminer dans une scène à la fois atroce et hilarante, où Smith nous dévoile sa créature.

Pour incarner ce malaise avec brio, le génial et terrifiant Michael Parks (qui s’était déjà illustré dans Red State) était l’acteur idéal. En effet, le film distille avec intelligence sa montée en pression, et chaque scène où se pauvre Justin Long se fait maltraiter fonctionne à merveille. Hélas, le film a extrêmement de mal à exister au-delà de son concept, et n’a finalement pas grand chose (pour ne pas dire rien) à raconter. L’écriture s’étire et s’enrobe de sous-intrigues inintéressantes qui finissent par miner le rythme, comme un triangle amoureux bâclé entre Wallace, Ally, sa petite amie, et Teddy, co-présentateur du podcast et meilleur ami du protagoniste. L’utilisation maladroite du flash-back et la durée agaçante de certains dialogues vident ainsi le film de toute l’énergie qui l’animait lors de sa première partie. De plus, conscient du manque de substance contenu dans son concept, Smith ajoute une intrigue parallèle bancale mais paradoxalement nécessaire. Inquiets pour Wallace, Ally et Teddy se mettent à sa recherche. L’intrigue se double alors de l’enquête menée par ces deux personnages en pleine cambrousse canadienne afin de retrouver leur ami, en compagnie d’un spécialiste en serial-killer, l’étrange Guy LaPointe. L’apparition du personnage de Guy LaPointe (interprété par une superstar dans un caméo plus qu’inattendu) dans le dernier acte du film réveille légèrement le récit malgré des séquences d’une longueur injustifiée. Si la scène finale en forme d’apothéose outrancière relève un peu le niveau, on ressort légèrement frustré de cette expérience qui, étrangement, manque de folie et d’inspiration.

Drôle, frustrant, jouissif, bancal, Tusk est un peu tout ça à la fois : un beau bordel dont le jusqu’au-boutisme force le respect. Assurément, le film ne fera pas l’unanimité (comme en témoigne son bide au box-office américain), mais s’impose comme un objet singulier dans la production horrifique actuelle. C’est donc avec impatience que l’on attend Yoga Hosers, le prochain film de Kevin Smith, qui prendra place dans le même univers.