[Cannes 2015] “The Lobster” de Yorgos Lanthimos

Par Boustoune

Une femme roule sous la pluie dans une campagne grise, le visage fermé. Elle s’arrête près d’un enclos où des ânes sont en train mâchonner du foin et abat l’un d’eux d’une balle dans la nuque… C’est avec cette scène introductive aussi incongrue que glaçante que le cinéaste grec Yorgos Lanthimos nous invite à entrer dans son nouveau long-métrage, The Lobster.
Il faut bien quelques minutes avant de comprendre de quoi il en retourne exactement. L’action se déroule dans un futur proche, dans une société où le célibat n’est pas toléré. Pas de chance pour le personnage principal, David (Colin Farrell), qui se fait plaquer par sa femme juste après le générique du film… Il est arrêté et envoyé dans un grand hôtel isolé en bord de mer. Dans ce qui ressemble à un grand centre de rencontres pour célibataires, on lui accorde 45 jours pour trouver l’âme soeur. Passé ce délai, il sera transformé en l’animal de son choix.

David a déjà opté pour le homard. C’est un animal coriace, capable de vivre centenaire et qui reste fertile tout au long de sa vie. Il a aussi le sang bleu, ce qui lui donne un petit côté noble. Au terme des 45 jours, il sera métamorphosé et jeté à la mer. La perspective ne l’enchante pas outre mesure mais il semble s’y résigner car il ne voit pas vraiment de qui il pourrait tomber amoureux dans cet endroit sordide où, entre deux activités ringardes, on leur lave le cerveau avec des saynètes absurdes vantant les mérites de la vie de couple comparé au célibat. Parmi les conquêtes possibles, on trouve une jeune femme qui présente le handicap de saigner du nez toutes les cinq minutes, une quinquagénaire prête à tout pour se trouver un mari, une bimbo blonde obsédée par la qualité des cheveux de ses prétendants ou encore la folle furieuse qui a abattu l’âne dans la scène introductive. Quel choix!

Il parvient finalement à s’échapper dans le bois voisin, où il est récupéré par un groupe de résistants appelé “Les Solitaires”. Là, il tombe amoureux d’un des membres du groupe (Rachel Weisz). Il est persuadé qu’elle est la femme de sa vie. La preuve ultime, c’est qu’elle est myope, comme lui… Hélas pour lui, dans la communauté, il est interdit de vivre en couple. Les contacts entre hommes et femmes se limitent à des conversations banales, les relations sexuelles sont violemment punies et l’Amour est passible de peine de mort. Les deux tourtereaux vont devoir trouver le moyen d’échapper aux deux camps ennemis pour pouvoir vivre leur passion comme ils l’entendent. Plus facile à dire qu’à faire…

Annoncé comme un film “incompréhensible” par Thierry Frémaux lors de l’annonce de la sélection, The Lobster est finalement une oeuvre très accessible, dès lors que l’on accepte le côté surréaliste du dispositif. On est plus proches, ici, de l’univers gentiment fantaisiste de Jacques Tati ou de l’humour nonsensique des Monty Python que des puzzles cauchemardesques d’un David Lynch.
Non, The Lobster n’est pas un film incompréhensible mais un film complexe, qui permet différents niveaux de lecture.

C’est déjà une variation autour de l’Amour. Qu’est-ce qui définit le sentiment amoureux? Qu’est-ce qui fait qu’on a le coup de foudre? Une attirance pour une particularité physique ou un trait de caractère? La découverte chez l’Autre d’un même signe distinctif – la myopie, par exemple – qui fait de l’être aimé un “Alter-ego”? Qu’est-ce qui fait qu’un couple dure? La complicité née de ces affinités? La mise en place d’une routine confortable? Le fait d’avoir des enfants?
Dans l’univers dystopique du film, l’amour n’existe pas. Il est banni par les uns et est une création totalement artificielle pour les autres. La seule relation qui y ressemble est bien la relation entre David et la femme myope. Certes, elle naît elle aussi d’un trait distinctif commun, mais leur complicité ne semble pas feinte. Ils semblent prêts à tout sacrifier l’un pour l’autre. Ils ont peut-être une chance de s’en sortir. Tout dépend comment le spectateur interprétera le plan final.

C’est aussi une variation sur la solitude des individus dans les sociétés occidentales contemporaines. Qu’ils soient en groupe, en famille ou en couple, les individus sont profondément seuls. Les relations amicales, comme celle que démarre David avec deux autres célibataires (John C. Reilly et Ben Wishaw) ne sont pas fiables ni durables. Les réunions de famille sont de grands moments d’hypocrisie ou de bonheur factice. Et les relations amoureuses, nous l’avons vu, sont elles aussi particulièrement fragiles.
La vision que porte Yorgos Lanthimos sur le monde et sur les hommes est profondément misanthrope. Mais en même temps, il est vrai que l’état du Monde, entre crises économiques et écologiques, montées des intégrismes et perte des valeurs morales, n’incite pas vraiment à l’optimisme.

Il est évidemment possible, et même hautement recommandé, d’analyser le film sous un angle politique. En tant que citoyen grec, Lanthimos a subi les conséquences de plusieurs années de dictature des colonels, et il évolue dans un pays criblé de dettes, étranglé par les organismes financiers et les contraintes de la communauté européenne, qui cherche des solutions politiques pour se sortir de l’impasse.On peut considérer les deux factions qui s’opposent dans son film, les Marieurs et les Solitaires, comme deux systèmes politiques opposés. D’un côté, il y a une mise en avant du collectif – le couple, la famille – qui évoque le Communisme. De l’autre, une farouche volonté d’indépendance et d’individualisme, qui évoque plutôt le capitalisme. Mais aucun de ces systèmes ne fonctionne, car ils reposent tous deux sur des modes de fonctionnements despotiques, des carcans et des dogmes qui ôtent aux individus toute liberté et toute possibilité d’évolution.
Difficile de trouver sa place entre les deux dogmes. Difficile de faire des projets d’avenir dans ce sombre contexte.

Le film parle aussi, en vrac, de la lente déshumanisation des modèles économiques et sociaux, de l’asservissement des masses, des dangers de l’uniformisation de la pensée. Rien que ça… Le tout mis dans un bel écrin de mise en scène, à la fois irrésistiblement drôle, inquiétant et émouvant.
Vous l’aurez compris, on en pince très fort pour The Lobster, nouvelle réussite à mettre à l’actif de Yorgos Lanthimos.