Beaune 2015, Jour 3 : Plan-séquence et conséquences

Par Boustoune

Troisième partie de notre compte-rendu du festival de Beaune, avec un plan-séquence d’anthologie, un polar islandais qui nous a laissé de glace, un polar danois qui nous a réchauffés, un cercle des romanciers disparus, un formidable film noir “dardennien” et la naissance d’un DJ de génie, qui a enflammé les dance-floors de Beaune.

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L’Affaire du plan-séquence étourdissant

Accusés : Sebastian Schipper, cinéaste allemand, et Laia Costa, actrice espagnole, auteur et actrice principale de Victoria.

 

Date du crime: le  27 mars 2015 vers 10h30

Lieu du crime : Salle du Clos des Mouche, Cap Cinéma, Beaune

Acte d’accusation :
Les prévenus sont accusés d’avoir étourdi les festivaliers avec un plan-séquence de 2h20. Ce sont des récidivistes, puisqu’ils avaient déjà commis le même crime à Berlin en février dernier. Sebastian Schipper étant en fuite, seule sa complice Laia Costa sera jugée

Déposition de Laia Costa :
“Ce n’est pas un film destiné à la tête ou au coeur. C’est un film qui va droit à votre système nerveux.”

Réquisitoire de Maître Yoda, procureur du jeudi
Hmmm. Coupable Sebastian Schipper est. Dès les premières secondes du film, où l’héroïne se déhanche sur de la musique techno, le cinéaste nous entraîne dans son impressionnant dispositif technique. A partir de là, la caméra ne lâchera plus Victoria, jeune madrilène essayant de construire sa vie à Berlin
Au sortir de la boîte de nuit, elle tombe sur un groupe de quatre garçons apparemment éméchés et surexcités, qui essaient illico de la convaincre de finir la soirée/la nuit à leurs côtés. Les individus n’ont pas l’air très fréquentables. Le plus engageant a tout du dragueur lourdingue, les autres ont des trognes de repris de justice. Pourtant, Victoria accepte de les suivre pour une folle virée nocturne.
Comme le film est présenté à un festival du film policier, on se doute que quelque chose va mal tourner. Mais quoi? Et quand? La jeune femme va-t-elle être violée ou tuée par les quatre garçons? Va-t-elle commettre un acte désespéré? Va-t-elle s’écarter du droit chemin? De nombreuses ramifications narratives peuvent découler d’un tel postulat de départ. Ne comptez pas sur nous pour vous en dire plus, car cela risquerait de vous gâcher le plaisir, si l’on peut qualifier ainsi le grand huit émotionnel sur lequel nous entraîne le cinéaste. Oui, un grand huit! Ou des montagnes russes. Une alternance de dialogues et de silences, d’instants de grâce et de moments de tension, d’accélérations du récit  et de lenteurs savamment orchestrées, étirant le plan jusqu’au malaise.
Peu de spectateurs sont capables d’endurer cela. Certains ont décroché en cours de route. Les autres sont ressortis de la salle passablement ébranlés.
Laia Costa l’a avoué, Sebastian Schipper semble n’avoir conçu son film que dans le but de jouer avec les nerfs du spectateur. Il essaie de forcer son admiration à l’aide de son dispositif de petit malin et teste sa patience au-delà du raisonnable.
On reste dans l’exercice de style pur et dur. Il n’y a aucun fond, aucun sens. Le film ne véhicule aucun message! C’est une agression purement gratuite! Une peine exemplaire je demande donc…

Plaidoirie de Maître Boustoune, avocat du dimanche
Vide de sens, Victoria? Comme vous y allez, cher confrère…
C’est un récit initiatique, où l’on observe la métamorphose brutale d’une jeune fille en adulte, avec ce que cela implique en perte d’innocence et d’illusions. Je vous concède que ce n’est pas vraiment novateur. Sur un schéma assez similaire, on a déjà vu des dizaines d’oeuvres cinématographiques ou littéraires. Mais, justement, c’est ce qui rend assez remarquable la mise en scène de Sebastian Schipper. On devrait trouver le film ennuyeux, sans surprises. Il est au contraire captivant jusque dans ses longueurs et ses temps de pause, qui permettent au réalisateur de faire monter la tension graduellement.

Mais ce qui est remarquable, c’est la façon avec laquelle le cinéaste restitue l’état d’esprit d’une jeune femme d’aujourd’hui, en quête de liberté et de sensations fortes pour échapper au marasme économique et aux codes imposés par la société.
Victoria est un papillon de nuit. Elle est attirée par les éclairs des stroboscopes et s’agite sur la piste de danse jusqu’à l’épuisement. Elle est aussi attirée par ce groupe de mauvais garçons, quitte à risquer de se brûler les ailes.
On comprend qu’elle puisse avoir la tentation de s’abandonner complètement, de sauter dans le vide, dans l’inconnu. La perspective de retrouver la lumière du jour n’est pas des plus réjouissantes. La jeune femme retrouvera son petit boulot de serveuse de café, mal payé, et devra supporter les humeurs des clients. Une situation bien loin de ses rêves d’enfance.

Evidemment, Schipper n’aurait pas pu réaliser un portrait de femme aussi subtil sans pouvoir s’appuyer sur une grande performance d’actrice. Il convient donc maintenant de saluer le travail de la Princesse Laia, qui passe par tous les états avec un talent fou et une grâce de tous les instants. Le mouvement de caméra, aussi brillant soit-il, ne fait pas tout. C’est elle qui porte le film de bout en bout. C’est à elle qu’on s’attache. C’est pour elle qu’on a peur. C’est avec elle que l’on traverse ce long film.

Coupables, Sebastian Schipper et Laia Costa? Si l’on considère qu’ils ont bien étourdi les festivaliers avec leurs performances respectives, auxquelles on peut associer celles des autres comédiens et celle, surtout, du chef-opérateur Sturla Brandt Grovlen, cela est difficilement contestable. Mais qui va s’en plaindre? Des moments de cinéma comme celui-là, on en redemande! Monsieur le Juge, je vous conjure de laisser mes clients en liberté afin qu’ils puissent continuer leurs carrières prometteuses. En échange, on peut vous donner une liste de noms de cinéastes coupables, eux, d’oeuvres tièdes, sans âme, sans inspiration, qui seraient bien mieux derrière les barreaux.

Verdict : Coupables des faits reprochés, mais évidemment laissés en liberté. Un film qui contient un long plan-séquence ne peut être foncièrement mauvais. Alors s’il dure plus de deux heures…

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L’Affaire des scénaristes qui venaient du froid

Accusés : Hrafnkell Stefansson et Olaf De Fleur Johannesson, scénaristes islandais,
auteurs du scénario de Corruption 2 – Le Sang des Braves

 

Date du crime : Le 27 mars 2015, vers 15 h

Lieu : Salle du Clos des Mouches, Cap Cinéma, Beaune

Acte d’accusation :
Les prévenus sont accusés d’avoir écrit un scénario sans une once d’originalité, exploitant paresseusement les personnages et situations de leur film précédent, à des fins bassement commerciales. Ils sont aussi accusés d’avoir cherché à dissimuler ce manque d’inspiration en charcutant la narration et en la rendant inutilement alambiquée.

Déposition de Hrafnkell Stefansson :
”C’est une production indépendante. C’est la suite de Corruptions, qui avait été présenté à Beaune il y a deux ans. Nous sommes très heureux de revenir ici vous la présenter.”

Réquisitoire du Procureur Boustoune, incorruptible :
Monsieur Stefansson a l’air de quelqu’un de très sympathique, mais il est un brin filou. Qu’une production soit indépendante n’est en rien un gage de qualité. Sans compter qu’il doit y avoir assez peu de blockbusters produits en Islande, mais bon… Il essaie de noyer le rollmops dans la sauce sucrée comme il tente de de masquer les faiblesses de son script avec un découpage des plus aléatoires.
Il nous prend aussi pour des imbéciles. On avait bien deviné tous seuls que Corruption 2 était la suite de Corruptions. Bon, pour être honnêtes, on n’en avait qu’un assez vague souvenir ce qui, pour un film vu il y a à peine deux ans, est assez ennuyeux.

La mémoire nous est partiellement revenue avec l’apparition du personnage de Gunnar, gangster local aussi charismatique que manipulateur, à qui Ingvar Eggert Sigurosson prête sa “gueule” singulière. On s’est souvenu d’un récit à tiroirs assez malin, entremêlant plusieurs histoires reliées les unes aux autres. Il était question de la tentative de prise de contrôle des trafics locaux par une mafia étrangère et de ses conséquences sur le destin de plusieurs personnages, d’un petit garagiste serbe à une fliquette opiniâtre, en passant par les caïds locaux et le chef de la police, corrompu jusqu’à la moelle.
Heureusement que la mémoire nous est partiellement revenue, sinon, nous aurions été tout aussi largués que les spectateurs n’ayant pas vu le premier épisode… Et même avec ce qui semble être un prérequis obligatoire, le film reste confus.
On comprend que Gunnar, le truand islandais, a tout perdu à l’issue du précédent opus. Depuis sa prison, il fomente sa revanche. Pour ce faire, il contacte un jeune flic idéaliste et incorruptible, Hannes (Darri Ingolfsson), et passe un marché avec lui. En échange d’une remise de peine et de petits services, il lui donnera des informations sur les activités illicites de ses ennemis et sur les policiers corrompus.
Hannes apprend ainsi que Margeir, l’un des grands pontes de la police, est impliqué aussi bien dans les trafics passés que présents. Aidé d’Andrea, la femme-flic combative du premier opus, il monte une opération d’envergure permettant à la fois de faire tomber Margeir et le réseau de trafiquants drogue.

Finalement, l’intrigue est assez simple. C’est une histoire de luttes de pouvoir, de doubles jeux, d’alliances et de trahisons, comme on a pu en voir des dizaines de fois ailleurs, dans les films asiatiques notamment. C’était aussi le cas du premier épisode. Pour pimenter la chose, Olaf De Fleur Johannesson avait choisi une narration à la manière de Pulp Fiction, faisant se croiser ses différentes histoires et jouant avec la temporalité, de façon à ce que chaque subdivision du récit apporte un éclairage nouveau sur une des scènes précédentes. Le dispositif était assez malin pour impressionner les sélectionneurs de différents festivals, heureux de faire découvrir un potentiel nouveau Tarantino.
Pour Corruption 2, Olaf de Fleur a compris qu’il n’aurait pas été très pertinent de s’appuyer sur la même structure narrative. Mais en même temps, dépouillée de ses artifices, l’intrigue manquait singulièrement de peps. Alors, il a décidé de jouer sur le montage pour donner du rythme à son récit. Raté… On ne peut pas dire que l’on s’ennuie, mais le récit est inutilement confus. Le recours à quelques flashbacks, incompréhensibles à qui n’a pas vu le premier film, achève de dérouter le public. Le sang des braves évoqué dans le titre complet, c’est sans doute celui des malheureux spectateurs qui se seront mordus les lèvres pour ne pas hurler leur frustration face à ce film raté.
Pour ce sang versé, et toutes les larmes de colère versées à droite à gauche, je demande à la cour un châtiment exemplaire.

Verdict : Coupables.
Et condamnés à faire un sérieux effort d’écriture/de mise en scène pour leur prochain film, en espérant qu’il n’y aura pas de Corruption 3. Point trop n’en faut…

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L’Affaire de la haute pression

Accusés : Louise Vesth, productrice danoise, Mikkel Norgaard, réalisateur danois, Fares Fares, acteur libano-suédois, équipe du film Les Enquêtes du Département V : Miséricorde

   

Date du délit : le 27 mars 2015 vers 17h

Lieu du délit : Salle du Clos des Mouches, Cap Cinéma, Beaune

Acte d’Accusation :
Les prévenus sont accusés d’avoir, avec leur long-métrage, Les Enquêtes du Département V : Miséricorde, fait monter dangereusement la pression artérielle des spectateurs, en même temps que grimpe la pression atmosphérique dans le caisson où la malheureuse Merete Lynggaard est enfermée, retenue captive par un dangereux psychopathe.

Le film commence sur une intervention policière qui tourne mal. Trois inspecteurs surveillent la maison d’un suspect et reçoivent l’ordre d’attendre les secours, mais l’impulsif Carl Morck (Nikolaj Lie Kaas) lance prématurément l’assaut. Le résultat est calamiteux. Un des trois policiers est tué, l’autre paralysé à vie et Carl est lui-même sérieusement blessé. A son retour, il apprend qu’il est exclu de la brigade criminelle. Comme personne à la brigade ne veut travailler avec ce caractériel notoire, le chef de la police l’affecte au tout nouveau Département V, chargé d’examiner rapidement les vieux dossiers du commissariat avant de les archiver définitivement. Il s’agit assurément d’un placard. Le bureau est un débarras poussiéreux situé au sous-sol du bâtiment. Et on lui colle comme adjoint un grand gaillard mystérieux prénommé Assad (Fares Fares), qui fait un café épouvantable.
Au début, Morck est évidemment furieux. Il a envie d’être utile et de traquer des criminels. Le travail administratif ne l’enthousiasme guère. Mais quand il tombe sur le dossier de Merete Lyngaard, disparue lors d’un voyage en ferry et supposée morte par suicide ou par accident, il se rend vite compte que l’enquête a été bâclée et décide de rouvrir le dossier. Bonne inspiration, puisque, comme nous l’avons évoqué plus haut, la jeune femme a en fait été kidnappée… Le seul problème, c’est qu’en se lançant sur la traque du criminel, celui-ci risque de paniquer et se décider à éliminer sa proie avant que la police ne la trouve… Pression… Pression…

Déposition de Mikkel Norgaard :
”Etant un grand admirateur du cinéma français, c’est un honneur de pouvoir présenter mon film ici à Beaune, dans un festival qui défend le genre de films que nous aimons”

Plaidoirie de Maître Boustoune, avocat désespéré :
Mikkel Norgaard clame son admiration pour le cinéma français, mais son film est bien, dans les gènes, un film danois. Et pour un polar, c’est plutôt un gage de qualité. Cela fait des années que nos amis nordiques s’amusent avec les codes du genre, à la télévision ou au cinéma, pour livrer des oeuvres aussi  admirables que The Killing, Bron, Hijacking, Nordest,…
Bon, autant le préciser tout de suite, Miséricorde n’est pas tout à fait de ce calibre, pâtissant notamment d’une mise en scène trop sage et trop impersonnelle. Mais on y retrouve quand même tous les ingrédients du polar nordique réussi. Déjà, il y a une intrigue tordue à souhait, tirée du best-seller de Jussi Adler-Olsen (“Miséricorde” – éd. ). Puis une belle alchimie entre les deux personnages principaux, Morck, le flic misanthrope, bourru et impulsif et son binôme Assad, assistant stoïque et philosophe, capable de faire le coup de poing quand c’est nécessaire. Alchimie qui se retrouve aussi au niveau des acteurs, Nikolaj Lie Kaas et Fares Fares. Il y a enfin une belle ambiance, noire à souhait, qui glacerait les os de n’importe quel spectateur.
On se laisse assez rapidement happer par le récit, et on suit avec un certain plaisir les investigations de ce duo de flics atypiques, jusqu’au dénouement, prévisible mais efficacement mis en place.
Le seul bémol, donc, c’est la mise en scène, efficace, mais manquant un peu de style. A sa décharge, Mikkel Norgaard a du réussir à faire tenir en 90 mn la genèse du département V et la progression d’une enquête aux rebondissements multiples, ce qui laissait peu de place pour les effets de mise en scène. Un format de minisérie avec plusieurs épisodes de 45 mn aurait sûrement été un choix plus judicieux, d’autant que les producteurs ont acheté les droits d’adaptation de trois autres romans, dont Profanation, qui sera diffusé demain en clôture du festival.
Ce film ne nous laissera probablement pas des souvenirs très forts, mais il est suffisamment bien exécuté pour nous donner envie de découvrir les volets suivants. Je plaide donc la relaxe pour que cette sympathique équipe puisse réaliser les épisodes suivants.



Verdict :
Acquittés
Oui, ils ont bien fait monter la pression, gentiment, au cours du film. Mais les spectateurs étaient consentants et ils semblaient satisfaits en sortant de la salle. Donc il n’y a aucune raison de ne pas libérer les prévenus.

N.B. : Le film est accessible en VOD depuis le 27 mars 2015
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L’Affaire des disparus de la Côte d’Or

Extrait du Bien Public du 27 mars 2015
“La Bourgogne a peur. On a signalé la disparition de trois personnalités du monde des Arts et des Lettres en l’espace de quelques minutes. Attendus au Cap Cinéma, Gianni Pirozzi et Bill James ne monteront pas sur scène pour recevoir respectivement les prix du Roman Noir Français et Etranger. Pas plus que le cinéaste et acteur Mathieu Amalric, qui devait être récompensé du Prix Claude Chabrol, désignant le meilleur film policier français des douze derniers mois. Tous sont portés disparus.
Où sont-ils passés? Ont-ils été kidnappé par le front de libération des escargots? Ont-ils été découpés en viande à fondue par un tueur psychopathe? Ont-ils été victimes d’éditeurs rendus fous par la lecture du “Sang des éditeurs” de Mehdi Omaïs (éd. Pascal Galodé)? Se sont-ils noyés dans un verre d’eau? Mais que fait la police?
Autant de questions angoissantes qui taraudent la population locale et le public du festival du film policier de Beaune.”

   

Extrait du Bien Public du 28 mars 2015
“On a retrouvé les personnalités disparues.
Déjà, Mathieu Amalric a été retrouvé coincé à Venise et a été avantageusement remplacé par Cécile Maistre, qui a lu un discours sensuel, pour ne pas pas dire voluptueusement coquin, rendant un bel hommage à La Chambre bleue, adaptation très réussie du roman éponyme de George Simenon :
“C’est avec l’esprit coquin et beaucoup de plaisir que je vais évoquer le Prix Claude Chabrol 2015. Du plaisir et un peu d’inquiétude tant la présence dans cette salle de belles plumes, d’éminents scénaristes et d’ébouriffants chroniqueurs met la barre très haute. Le prix est attribué à La Chambre bleue, un film court et culoté qui prouve une fois de plus que ce n’est pas la longueur qui compte. Ce petit film bien troussé adapté d’un roman de Simenon évoque les ravages d’une passion adultère. Adultère, oui, attendu qu’entre Chabrol et Simenon, on peut parler d’un mariage heureux et de passion commune pour la comédie humaine, l’observation de l’homme tout nu, la bonne chère, la province et le plaisir de la pipe.
C’est un film serré, tendu, vibrant de l’intérieur, maîtrisé, inquiétant et sensuel. Une lente pénétration dans le cerveau d’un homme. Un petit bijou noir et sulfureux”

Le commissaire Chalumeau a, de son côté, retrouvé la trace des deux écrivains manquant à l’appel. “Bill James est trop vieux pour venir et Gianni Pirozzi est retenu ailleurs”. Ceci étant dit, il a fait l’éloge des deux auteurs, qui savent parfaitement comment briser les règles d’un genre souvent trop codifié.

Déjà, il a rendu hommage à Bill James :
”Au nom de Dashiell Hammett, qui n’en demandait pas tant, le malheureux, une superstition tenace veut qu’un roman noir ne doivent pas s’encombrer de psychologie. Il n’y a que les actes qui comptent et tout le reste n’est que baratin. Le problème, c’est que “L’inspecteur est mort” propose peu d’actes et il ne s’y passe pas grand chose. Pourtant, on est instantanément pris dans ce dispositif implacable. Ce roman devient presque tchékhovien tant l’auteur réussit à créer de la tension uniquement avec des hésitations, des plans sur la comète,  des châteaux en Espagne et des cas de conscience.  On dit aussi qu’un polar se juge à la qualité de ses méchants. Là, Bill James propose plus qu’un méchant, il nous offre une ordure, une vraie merde humaine, un raté, un minable évidemment persuadé d’êtreun cador, et qu’on se délecte de voir s’enfoncer dans les bobards et la bassesse. Si vous êtes amateurs de petites raclures viles et veules, précipitez-vous sur ce roman.”

Puis il a loué le talent de Gianni Pirozzi :
”Il enfreint, lui, la règle qui veut que dans un roman noir, on proscrive les descriptions. Cela ferait fuir le lecteur. Eh bien Gianni Pirozzi ose et le lecteur reste.
Dans le civil, il est travailleur social dans le sud de la France. Cette exposition quotidienne à la dureté des temps lui donne un regard et un ton très factuel au moment de promener le lecteur à la marge, dans des recoins que l’on aurait pas envie de visiter dans la vraie vie mais qui propose des frissons encanaillés dans la fiction. Tous ces courts paragraphes où il brosse tantôt les champs de sel de Camargue, tantôt les viscères pourris du XVIIème arrondissement de Paris sont plus nerveux et palpitants que la plupart des scènes de baston chez ses confrères – et vous ne m’aurez pas entendu dire Fred Vargas…”

L’affaire des disparus étant classée, il s’est ensuite attaqué aux soupçons de corruption pesant sur les éditions Rivages, qui publient les deux lauréat de ce soir : “Les deux lauréats ont le même éditeur. Dans mon métier, on ne croit pas aux coïncidences. Soit ils ont acheté le jury, soit c’est une bonne maison”
François Guérif a donc été invité à plaider la cause de sa maison d’édition :
”Je suis content que ces deux livres aient été primés car ils ont été superbement ignorés par la critique, sans doute parce qu’ils sont sortis directement en format poche. J’ai entendu l’interview de deux collègues disant que le polar est un genre noble et que pour lui donner de la noblesse, il fallait le publier en grand format. C’est un peu paradoxal pour une littérature populaire. Merci au jury qui a compris que le contenu est plus important que le contenant.”
Conclusion logique : Rivages est une bonne maison, et mérite ce double prix. “

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L’Affaire de l’usurpation d’identité

Accusé : Pierre Jolivet, cinéaste français (?), auteur de Jamais de la vie

Date du délit : le 27 mars 2015 vers 20h

Lieu du délit : Salle du Clos des Mouches, Cap Cinéma, Beaune

Acte d’accusation :
Sur ses papiers, il est écrit que l’homme est de nationalité française. Mais à l’écran, son dernier film laisse à penser que Pierre Jolivet est belge. Si on nous avait dit que Jamais de la vie était un film des frères Dardenne, on l’aurait cru sur parole. On y retrouve l’un des acteurs-fétiches des cinéastes wallons, Olivier Gourmet, le même climat, fortement ancré dans le réel,  la même façon de filmer les gens “simples”, les travailleurs et les laissés pour compte de la société.

Le film suit Franck, un agent de la sécurité chargé de veiller sur un centre commercial, dans une petite ville de banlieue ou de province. Il travaille en CDD, attendant de pouvoir éventuellement décrocher un contrat plus stable. C’est son beau-frère qui l’a pistonné pour ce job. Autrement, personne ne l’aurait engagé. Un trou de dix ans sur un CV, cela freine les ardeurs des recruteurs. Il le met sur le compte de son passé syndical mouvementé qui aurait freiné son retour à l’emploi, mais on devine que cette période d’inactivité est plutôt due à une lourde peine de prison.
Cela complique en tout cas beaucoup les choses. Franck n’a pas suffisamment cotisé pour prétendre à la retraite et devrait travailler jusqu’à soixante-dix ans pour pouvoir en profiter “pleinement”. Mais à quoi bon? Même à taux plein, sa pension de retraite sera dérisoire. A peine de quoi payer un loyer et le minimum vital. Son destin est tout tracé : une vie terne, déprimante, usante, puis un mouroir de la sécu tout aussi sordide dans lequel il disparaîtra dans l’indifférence générale. Et impossible de se plaindre puisqu’il a au moins la chance de travailler.

Au cours de ses rondes, il a le temps de cogiter et de se laisser gagner par l’idée de réaliser un braquage. Il ferait certainement meilleur usage de cet argent que les consommateurs qui suivent comme des moutons les grandes opérations mercantiles : Noël, Pâques, la fête des mères… Mais avant qu’il ait pu se décider de passer à l’acte, d’autres ont la même idée que lui. Il remarque qu’un petit groupe est en train de planifier un casse, ayant pour objet les distributeurs à billets du centre commercial. Que faire? Prévenir la police? S’associer avec les malfrats? Leur dérober leur butin?
Tel est l’enjeu de l’intrigue criminelle imaginée par Pierre Jolivet. Mais elle n’est qu’un prétexte. Le coeur du film est plutôt à chercher dans l’attention portée aux personnages et dans les interactions qu’ils établissent les uns avec les autres. Il y a la relation qui se noue entre Franck et son assistante sociale (Valérie Bonneton), elle aussi engluée dans les problèmes d’argent, avec deux enfants à charge, celle entre l’agent de sécurité et son collègue africain, Ketu (Marc Zinga) qui s’inquiète de l’évolution de la guerre civile dans son pays d’origine,  les retrouvailles gênées du veilleur de nuit avec sa soeur (Julie Ferrier)… Jolivet prend le temps de faire exister chaque second rôle, le temps d’une scène ou deux. Il apporte à chacun la même attention, le même soin.
Parce que c’est cela qui est important dans la vie d’un homme. La famille. Les amis. Les rencontres que l’on fait… Telle est du moins, la philosophie de Franck, personnage blasé qui a pourtant vu tomber un à un tous ses idéaux et qui subit en silence la dureté de ce monde égoïste et froid autant que les ravages dû temps…
Messieurs les Jurés, ne sont-ce pas là des enjeux politiques, sociaux et moraux dignes des plus grands films des Dardenne?

Plaidoirie de Maître Boustoune, avocat social ou cas social :
Oui, mon client a probablement réalisé ici son film le plus “dardennien”. Mais cette façon de s’ancrer dans le monde contemporain, dans un contexte économique et sociale difficile, n’est certainement pas nouvelle dans sa filmographie. Fred, Ma petite entreprise, peuvent en attester.
Français? Belge? On s’en moque. Le talent n’a pas de frontières. Pierre Jolivet est un cinéaste. Point. Non, pardon, un grand cinéaste. Et aussi un humaniste. Un grand humaniste.

Témoignage de Julie Ferrier, actrice française :

« Sur ce film, j’ai eu la chance de travailler avec un très grand acteur qui est Olivier Gourmet. Il porte le film à lui tout seul, il est impressionnant.
Et j’ai surtout rencontré véritable humaniste : Pierre Jolivet. Le film est terriblement humain et lui, c’est un sacré bonhomme. Je suis très fière d’être à ses côtés pour présenter ce film ce soir. »

Verdict : Acquitté. Mais condamné à tourner à perpétuité pour livrer toujours plus d’oeuvres de ce calibre.

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L’Affaire de la Nouvelle Star des Dance-floors

Extrait de Paris-Catch, (le poids des mots, le choc des sumos) du 28 mars 2015 :
SCANDALE A BEAUNE
Un bar de nuit beaunois, le O’Reginal est ce-matin au centre de toutes les polémiques après avoir été toute la nuit “the place to be”.
L’endroit, habituellement fréquenté par une poignée de danseuses égarées, n’a pas désempli de la nuit, accueillant les cohortes de festivaliers n’ayant pas encore été mis KO par les nombreux polars visionnés et les nombreux nectars ingurgités. La raison de cet afflux massif de noctambules? La patronne, la sémillante Régine, a profité du Festival du Film Policier pour embaucher un nouveau DJ. Mais pas n’importe lequel. Le nouveau DJ star, le Platini des platines, le Zlatan de la compile, le Tarantino de la sono, j’ai nommé : Mehdi Gaga.
Seulement voilà, il se murmure que le nouveau phénomène de la scène électro, serait en fait un sans-papiers, un clandestin parasite de la pire espèce.
De nombreux signes laissent à penser que ces rumeurs sont fondées : l’individu a été payé en Corona (une bière de mexicain clandestin, quoi…) et a passé plusieurs morceaux de world-music.
La situation est problématique. Laisser l’individu continuer à mixer revient à encourager la clandestinité et l’exploitation des travailleurs immigrés. Mais l’appréhender déclencherait probablement la colère des nightclubbers, qui ont d’ores et déjà menacé d’aller manifester en faveur de la naturalisation de leur idole, un DJ surdoué comme on n’en a pas vu depuis David Guetta.
Gaga oulala…
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(A suivre…)