American Sniper

Par Nicolas Szafranski @PoingCritique

Chasseur blanc, cœur noir.

Face à la douloureuse indifférence qu’avait fait naître son rodéo musical (le mésestimé Jersey Boys), on s’était dit que l’avenir cinématographique de Clint Eastwood allait désormais s’inscrire en pointillé, que les nombreux succès, critiques comme publics, qui avait galvanisé son cinéma au crépuscule de la précédente décennie, appartenaient définitivement à son passé. Mais, alors que sonnait l’heure de sa retraite, le maitre de guerre, du haut de ses 84 printemps, décide de battre à revers le front médiatique, ouvrant les plaies de la polémique, à la mémoire de nos frères embarqués dans le bourbier irakien. Dans sa ligne de mire, l’engagement militaire de Chris Kyle, texan jusqu’au ceinturon, dont les talents de tireur d’élite en ont fait le parfait chien de berger, protégeant les agneaux des tirs ennemis, corrigeant les loups qui se place dans sa lunette. American Sniper est ainsi pétrie de respect pour le devoir accompli, constamment conscient du lourd service rendu par cet homme – et des milliers d’autres – sur le champ de bataille. On le sait, le cinéaste aime exhaler la bravoure et la témérité des héros de la nation, des cowboys de l’espace et des militants pour la paix. Il n’a d’ailleurs jamais été homme à cracher sur les tombes et les corps carbonisés par l’enfer du combat sportif, politique et militaire, préférant en orner modestement le merisier et le marbre de quelques larmes de douleur. Une mansuétude qui a tôt fait, cette fois, d’échauffer la plume de nombreux critiques américains, rendant le réalisateur coupable de tirer le portrait de ce héros à bout portant, de ne pas s’être imposé le recul nécessaire au dévoilement des aspects les plus douteux composant sa personnalité. La mise en scène tend effectivement à se frotter, non sans une certaine efficacité d’ailleurs, au courage de ce chasseur, à relater les remarquables faits d’arme qui lui valurent sa légende sur le terrain, et à décrire la tension qui nimbait chacune de ses opérations, quand bien même cela nécessite de dégoupiller des gargarismes sonores indélicats et emphatiques. Mais, derrière ces apparentes convictions artistiques, Clint Eastwood reste un homme habité par le doute, hanté par les créances spirituelles qu’il se résigne à emporter de l’autre côté, obsédé par la part d’ombre de l’âme humaine, que cette dernière soit noyée dans l’insondable rivière du Massachusetts, abandonnée sur une route poussiéreuse du comté de Madison, ou ensevelie sous la roche volcanique d’Iwo Jima. Il fait, bien malheureusement ici, peu de cas de l’absence de remords formulé par Chris Kyle, qui avouait n’éprouver aucun remord face à des tirs qu’il certifiait être tous justifiés (« Les patriotes parlent toujours de mourir pour leurs patries, mais jamais de tuer pour elle. » déclarait, à juste titre, le moraliste Bertrand Russell), davantage en revanche de cette pression psychologique qui entamait l’équilibre de son couple à chacun de ses séjours, ainsi que ce sentiment pénible d’être toujours vivant. Ainsi, le physique d’abatteur et le visage tendre arboré par l’étonnant Bradley Cooper devient le parfait miroir de ce paradoxe et de ces troubles inexprimés qui traversent finalement tout autant son personnage que l’homme qui le met en scène. (3.5/5)

American Sniper (États-Unis, 2015). Durée : 2h12. Réalisation : Clint Eastwood. Scénario : Jason Hall. Image : Tom Stern. Montage : Joel Cox, Gary Roach. Distribution : Bradley Cooper (Chris Kyle), Sienna Miller (Taya Kyle), Jake McDorman (Ryan « Biggles » Job), Luke Grimes (Marc Lee), Kyle Garner (Goat-Winston), Cory Hardrict (Dandridge).