“Classe moyenne” d’Anthony Cordier

Par Boustoune

Pour expliquer ce qu’est la “fracture sociale” dont parlent les politiciens, ce n’est pas bien compliqué. Il suffit, comme dans Classe moyenne, le nouveau long-métrage d’Anthony Cordier, de dépeindre un petit village du Sud de la France.
Dans le village, on est chez les “bouseux”, les paysans, les petits commerçants, les vieillards. C’est la “France d’en bas”, pire : “la province du bas” (1), celle que les élites ne voient plus – d’ailleurs, on ne les verra quasiment pas du film.
Plus haut, sur la colline surplombant le village, on trouve un joli mas occitan, avec piscine, grande terrasse baignée de soleil ouvrant sur un jardin fleuri et un potager fertile. La villa d’architecte, moderne et chic, abrite des meubles design, des oeuvres d’art, un piano. Au sous-sol, une cave en pierre laisse se bonifier Romanée Conti 1976 et Château-Latour 1989 côte-à-côte, sans aucun sectarisme. On est clairement dans le domaine de la bourgeoisie, voire de la haute-bourgeoisie, des “élites”. La villa appartient à la famille Trousselard, des Parisiens qui ont installé ici leur résidence secondaire. Le chef de famille, Philippe (Laurent Lafitte) est un avocat très snob, qui utilise des locutions latines à tout bout de champ pour marquer sa supériorité intellectuelle. Sa femme, Laurence (Elodie Bouchez) est une actrice sur le retour, qui ne tourne plus mais joue encore les divas, grâce aux vestiges de sa beauté et son élégance. Leur fille, Garance (Noée Abita), n’a pas encore choisi sa voie, mais espère être comédienne, comme Maman. Elle prétend réussir sans l’aide de ses parents, mais est quand même loin de l’intermittente fauchée. Elle a hérité du côté manipulateur/menteur de son ténor du barreau de père et du charme mutin de sa mère. Pour affirmer son côté rebelle, elle a choisi pour petit-ami Mehdi (Sami Outalbali), un jeune homme issu d’un milieu populaire, mais qui a suivi de brillantes études de droit. Lui représente, en quelque sorte, les classes moyennes et les transfuges de classe. Plus vraiment pauvres, mais pas encore riches.
Au pied de la colline, avant le village, il y a la loge des gardiens, Tony et Nadine Azizi (Ramzy Bedia et Laure Calamy). Ils vivent ici avec leur fille, Marylou (Mahia Zrouki). Toute l’année, ils surveillent la villa et assurent son entretien. Quand les propriétaires sont là, ils doivent être à leur service, obéir à leurs ordres. Eux aussi sont en bas de l’échelle sociale, même s’ils semblent avoir une vie plus confortable que la plupart des ouvriers.
Ce petit microcosme évolue côte à côte, mais ne cherche pas vraiment à se mélanger. Chaque clan adopte une attitude de neutralité bienveillante envers l’autre. Il y a une courtoisie mutuelle qui permet une coexistence pacifique, même si on sent poindre une certaine hypocrisie de part et d’autre.

Un soir d’été, tout bascule. Alors que Tony et Nadine, fêtent les vingt ans de leur fille, Philippe vient demander à Tony de déboucher les canalisations de la villa. Tony n’ose pas refuser et, suite à une gaffe de Laurence qui n’a pas écouté ses consignes, se retrouve couvert d’excréments. Le lendemain, en dédommagement, Philippe offre un cadeau coûteux à Marylou, ce qui humilie davantage Tony, dont les moyens sont insuffisants pour gâter sa fille comme elle le souhaiterait. Il boit plus que de raison pour essayer d’oublier cela et débarque, ivre, durant le dîner des Trousselard  pour leur asséner leurs quatre vérités, sans aucun filtre.
Nadine essaie bien de rattraper le coup en allant présenter ses excuses à leurs employeurs, mais se heurte au mépris de Philippe, qui les licencie sur le champ.
Le problème, c’est que les Azizi n’entendent pas partir sans indemnité. Les Trousselard les employaient au noir en échange d’une gratification et du logement gratuit. S’ils partent, ils n’ont plus rien et se retrouvent en position délicate. Et s’ils parlent, c’est Philippe qui se trouve en difficulté, risquant un contrôle fiscal, voire une condamnation pour travail dissimulé. Alors, ils souhaitent une enveloppe généreuse en échange de leur départ. Evidemment, l’avocat ne l’entend pas de cette oreille et cherche des moyens de faire tourner la situation en sa faveur.
Comme la situation est bloquée, Mehdi, se propose comme intermédiaire entre les deux familles. De par ses racines maghrébines et son origine sociale, ses rapports avec Garance et sa formation d’avocat, il se sent légitime pour dialoguer avec tous et trouver un compromis.
Mais les choses ne se déroulent pas comme prévu. La fracture s’étend et la relation entre les protagonistes se fait de plus en plus violente et haineuse.

Le film montre bien ce qui cause cette fracture entre la “France d’en bas” et les “élites” ou du moins ceux qui se prennent pour telles.
Il y a déjà les dérives d’un monde capitaliste où les différences de niveaux de vie sont de plus en plus importantes. Les plus aisés font fructifier leurs avoirs et deviennent de plus en plus riches. Ils dépensent leur argent à des choses non-essentielles, voire futiles. Leur résidence “secondaire” est bien plus luxueuse que l’habitation principale de bien des gens ordinaires.
S’ils deviennent plus riches, il y a forcément des individus qui deviennent plus pauvres, ce qui crée de la frustration et de la colère.
Les Azizi, pourtant, n’ont pas l’air d’être totalement démunis. Il est clair qu’ils n’ont pas les mêmes moyens que leurs employeurs, mais ils profitent aussi des avantages de leur métier, qui ne les mobilisent que quelques semaines dans l’année. Quand les Trousselard sont là, ils ne ménagent pas leur peine, mais le reste du temps, ils n’ont pas tant de choses à faire, bénéficient du logement de fonction offert. Pour leurs employeurs, ils ne sont certainement pas des esclaves.
Tout fonctionne tant que la richesse ruisselle et peut profiter à toutes les strates sociales, que ce système, certes déséquilibré, profite à tous. Mais cette situation est fragile et menace d’éclater à la moindre occasion.

Mais c’est surtout le sentiment de déconsidération, de mépris, d’humiliation qui contribue à accroître le fossé entre les classes sociales.
C’est le sentiment d’humiliation qui pousse Tony à s’opposer à ses patrons. Et c’est la morgue de Philippe face à ses employés, qu’il considère comme des “parasites” qui met des braises sur le conflit.
S’il n’y a plus de respect, plus de dialogue, alors la situation ne peut que dégénérer. La situation est explosive dès le départ car les deux familles ne se mélangent vraiment jamais, malgré la politesse de façade qu’elles affichent.
Même les “classes moyennes” n’arrivent pas à faire le lien. Mehdi comprend bien qu’il n’est pas plus accepté par son potentiel beau-père que ceux qui travaillent à son service depuis des années. Il comprend que Philippe ne voudra sans doute jamais l’accepter comme stagiaire dans son cabinet d’avocat, malgré ses qualités et son rang de major de promotion. En effet, il ne prend que des enfants de bourgeois comme stagiaires. Ce sont les enfants de confrères ou de riches clients. L’argent prime sur les qualités. Le système entend rester en vase clos, entre bourgeois, et tout élément externe est perçu comme un intrus, sauf s’il permet de gagner encore plus d’argent ou s’il se montre plus carnassier que les requins.

On peut également voir dans cette comédie grinçante une critique féroce de la politique macronienne et de deux quinquennats où le fossé social semble s’être creusé. A travers les mésaventures de Mehdi, le récit parle du désarroi des classes moyennes prises entre deux feux. Les plus aisés les considèrent comme des membres d’une classe inférieure et n’entendent pas les accueillir dans leurs hautes sphères. Les plus pauvres les considèrent comme aisés, donc différents d’eux. Ils subissent les piques venues des deux camps. Même chose d’un point de vue fiscal : la politique du “en même temps” accorde des exonérations d’impôts pour les ultra-riches, mais aussi des aides diverses aux classes populaires sous forme de chèques spéciaux, de primes, de logements sociaux, de couverture médicale gratuite… Les classes moyennes, elles, sont essorées. Elles paient plus d’impôts, de taxes diverses, et subissent aussi l’inflation. Elles sont en quelque sorte sacrifiées pour garantir une forme de paix sociale.

Classe moyenne développe un propos politique tout à fait dans l’air du temps, un peu inquiétant et fataliste. Mais le cinéaste le fait avec un humour corrosif, qui joue sur l’opposition de caractères, avec des personnages caricaturaux mais pas trop, qui donnent aux acteurs l’occasion de jolis numéros. Laurent Lafitte est parfait en avocat odieux, aussi suffisant que vulnérable. Ramzy Bédia apporte une profondeur inattendue à ce personnage de gardien qui encaisse les tâches dégradantes, servilement, jusqu’à l’humiliation de trop.
Elodie Bouchez incarne avec son talent habituel cette actrice un peu cruche, qui vit sur sa gloire passée en étant déconnectée du monde. Face à elle, Laure Calamy apporte au personnage de Nadine son énergie habituelle – pour ne pas dire sa folie douce, qui s’exprime le temps d’une scène où la sensualité fait place à l’obscénité et vire à l’hystérie totale. Les jeunes Noée Abita et Mahia Zrouki évoluent sur un registre plus sobre, mais réussissent elles aussi à exister dans ce collectif où chaque personnage a l’occasion de briller.
Enfin, Sami Outalbali est le lien parfait entre tous ces protagonistes. Discret, calme, posé, il est le seul personnage “normal”, celui à qui on peut s’identifier pour découvrir ce microcosme en crise. Ce qui rend le dénouement d’autant plus percutant. Une “douche froide” (2).

Anthony Cordier réussit à faire rire tout en dérangeant, à émouvoir tout en faisant réfléchir. Il signe une comédie sociale acide, qui appuie là où ça fait mal, sans jamais perdre de vue la complexité humaine derrière les postures de classe.
Classe moyenne a reçu un bel accueil à la Quinzaine des Cinéastes en mai dernier à Cannes, où il était sélectionné.

(1) : Avant que certains lecteurs ne râlent, précisons que ces termes ne reflètent pas les opinions du rédacteur, ni celles du cinéaste. C’est de la caricature.
(2) : Jeu de mots avec le titre d’un des films d’Anthony Cordier,
Douches froides


Classe moyenne
Classe moyenne

Réalisateur : Anthony Cordier
Avec : Sami Outalbali, Laurent Lafitte, Ramzy Bedia, Elodie Bouchez, Laure Calamy, Noée Abita, Mahia Zrouki
Genre : Comédie grinçante et drame social
Origine : France
Durée : 1h35
Date de sortie France : 24/09/2025

Contrepoints critiques :

”Il y avait longtemps que le cinéma français n’avait pas livré une comédie de mœurs aussi vacharde à la fois hilarante et militante”
(Caroline Vié – 20 mn)

”Comme il est plus cinégénique de filmer la querelle de classes de la Côte d’Azur, les travellings clinquants vont bon train entre deux dialogues fonctionnels. A tel point que l’on se demande si le film se moque bien de la bourgeoisie, où s’il ne l’admire pas secrètement dans le reflet de sa piscine.”
(Mathieu Macheret – Le Monde)

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