[Venise 2025] “Roqia” de Yanis Koussim

Roqia affpro[Settimana della critica]

De quoi ça parle ?

Du Mal qui continue de rôder autour de nous, essayant de s’étendre et contaminer le coeur des êtres humains (1). Et plus précisément, du fléau du fondamentalisme islamiste, qui vient régulièrement semer la violence et la mort dans les pays musulmans.
Cette fable horrifique se déroule en Algérie sur deux époques différentes.

Le prologue et le second chapitre se déroulent au début des années 1990, dans le contexte de l’interdiction du FIS (2), des massacres commis par le GIA (3) et le commencement de la décennie noire, la guerre civile algérienne.
Dans le second chapitre, on suit un homme, Ahmed (Ali Namous), qui retourne chez lui après un violent accident de voiture. Il a le visage bandé, pour couvrir ses nombreuses coupures et protéger ses yeux de la lumière, et la mémoire complètement en vrac. Il ne se souvient plus de rien. Ni de l’accident, ni de ce qui l’a précédé, au grand dam des policiers, qui semblent le soupçonner d’un crime, et de son ami Abdelkrim (Abdelkrim Derradji), qui en sait peut-être plus qu’il n’en dit. Ahmed préfère essayer de se rapprocher de sa famille. Sa femme (Lydia Hanni) est ravie de le retrouver comme aux premiers jours de leur histoire, les plus heureux, et ses enfants sont aussi enchantés de découvrir un père différent de ce qu’il était avant l’accident. On découvre en effet qu’Ahmed était un homme froid, inquiétant, brisé depuis son retour d’Afghanistan, où il était engagé auprès des moudjahidines contre l’armée russe.

Le premier et le dernier chapitre tournent autour du foyer d’un vieux “Raqi” (4) (Mostefa Djadjam), ancien Cheikh d’une zaouïa (5) devenu exorciste, de nos jours. Assisté de Slimane (Akram Djeghim), son disciple, le Raqi pratique toujours des exorcismes, mais les rituels sont de plus en plus énergivores et éprouvants. Pire, le vieil homme commence à se comporter de manière erratique. Une IRM diagnostique un début de maladie d’Alzheimer : la mémoire du Raqi se dégrade peu à peu. Slimane est perturbé, car il sent que le déclin de son maître est un tournant dans leur combat contre les démons. Alors que le nombre de crimes augmente autour d’eux, chaque jour, et qu’ils sont commis de plus en plus ouvertement, souvent en plein jour, au vu de tous, la faiblesse du Raqi permet à un mal ancien et terrifiant de refaire surface.

Pourquoi on a la tête qui tourne (mais pas à 360°) ?

Roqia est clairement un film d’horreur. Le ton est sombre, inquiétant. La plupart des plans sont tournés dans l’obscurité ou dans un environnement gris, même en plein jour. Il règne une atmosphère mystérieuse, dont on ne comprend pas immédiatement les tenants et aboutissants, un peu comme Ahmed, qui doit essayer d’appréhender son environnement après son amnésie. Les codes utilisés sont bien ceux d’un film du genre, dans la lignée de L’Exorciste, [Rec] ou d’autres récits fantastiques où le mal cherche à s’étendre, corrompant des âmes pures. Certes, il n’y a pas de vomissements verdâtres, de têtes qui tournent ou d’insultes graveleuses, mais les possédés n’en sont pas moins terrifiants, avec leurs voix d’outre-tombe, leurs grognements impressionnants, leurs sourires pleins de vice, comme celui des protagonistes de Smile. Et il y a un peu de sang qui coule, à quelques moments du récit.

Pour autant, cette fable fantastique terrifie moins par ses effets horrifiques et son intrigue fictionnelle que par son sujet, ancré dans le réel. Dans les années 1990, l’Algérie a vécu quotidiennement des épisodes de terreur, des viols, des violences, des massacres atroces, d’autant plus traumatisants qu’ils étaient commis par des gens anodins, des voisins ou des connaissances, subitement pris de folie meurtrière au nom de la religion et de la politique. Cette barbarie a bel et bien existé, et bouleversé la vie de milliers d’individus. Adolescent dans ces années-là, Yanis Koussim a été traumatisé par la mort brutale de deux membres de sa famille, et il a été profondément marqué par cette ambiance délétère, où n’importe qui pouvait se muer en un terroriste prêt à attaquer. Comment expliquer cette violence soudaine, cette transformation d’individus lambda en monstres sanguinaires ? Comment intégrer cette possibilité absurde ? Cette situation a été profondément anxiogène pour le cinéaste et qcontinue de le hanter encore aujourd’hui. Car même si du temps a passé et que l’Algérie semble avoir tourné la page de cette guerre civile sanglante, les blessures ne se sont jamais vraiment refermées. Et ce ne sont pas les autres tentatives d’implanter un état islamique, en Syrie, en Afghanistan, ou d’autres pays, au Maghreb ou au Moyen-Orient, qui sont de nature à dissiper ce spectre.

Guidé par le visage d’Akram Djeghim, de plus en plus soucieux à mesure que le film avance, le spectateur prend conscience de ce mal rampant, qui gagne insidieusement les habitants. Le fondamentalisme religieux progresse, contamine la population comme jadis le vampirisme. Il n’a jamais  vraiment disparu et ne demande qu’à refaire surface, profitant de la défiance du peuple vis-à-vis de la politique ou du besoin viscéral de certains de vivre dans une société autoritaire, rigoriste, selon des préceptes moraux forts. La structure du scénario permet de faire la distinction entre les intégristes et les musulmans. La religion n’est pas la cible. Elle s’oppose même à ceux qui cherchent à obtenir le pouvoir par la religion. Le cinéaste précise bien, dans un intertitre final, une citation de Leila Ahmed, que le fondamentalisme violent n’est pas l’Islam, juste une lecture tordue de ses textes. Les intégristes ne sont pas des hommes de Dieu. Ils oeuvrent au contraire pour le mal à l’état pur.
Le visage d’Ahmed est encore plus terrifiant, car il est bandé, comme La Momie ou comme L’homme invisible, évoquant ces autres grandes figures du cinéma fantastique. Le spectateur ne sait pas vraiment qui se cache derrière ces bandelettes. Une victime innocente ? Un brave type ? Ou au contraire un terroriste, un individu corrompu par la haine de l’autre ? Va-t-il rester cet homme inoffensif, qui réapprend à aimer sa femme et ses enfants, ou va-t-il être possédé par le démon et menacer ses proches ? Ahmed est imprévisible et donc totalement angoissant. Il est d’autant plus dangereux qu’il ne se souvient de rien. Rien ne permet de le cerner. Le spectateur ne connaît pas son histoire, sa nature véritable. Et plus il en apprend sur le personnage, plus le drame se profile à l’horizon.

Ce visage masqué permet aussi aux spectateurs de projeter d’autres peurs sur celui-ci, pour donner au film encore plus d’ampleur, une portée encore plus universelle. Bien sûr, tout le monde peut se sentir concerné par le terrorisme islamique, à cause des nombreux attentats qui ont traumatisé le monde entier, depuis les années 1990. Mais il existe d’autres menaces, qui cherchent à profiter des mêmes maux de la société pour se développer. Les autres religions sont aussi gangrénées par des mouvements intégristes violents. Et en déplaçant le curseur sur les mouvements politiques radicaux, qui progressent de plus en plus, partout sur la planète, on ne peut que frissonner en imaginant le chaos qui naîtrait de leur arrivée au pouvoir.
C’est là que la mémoire collective est importante. Il est essentiel de se souvenir des blessures du passé pour en empêcher de nouvelles, d’être conscient de quoi les hommes sont possibles pour prévenir toute nouvelle dérive.
Dans le film, c’est justement de la perte de cette mémoire, suggérée par la maladie d’Alzheimer dont est atteint Raqi, que vient le danger. Elle ouvre la porte à la réapparition du mal. Ce constat est valable aussi bien pour les intégristes religieux que pour les formations politiques aux idéologies douteuses, ayant mené aux heures sombres de l’Histoire. Cela donne le tournis et fait assurément frissonner.

Pour un premier long-métrage, Roqia est une belle réussite. Le film de Yanis Koussim séduit par sa structure narrative intelligente, qui permet de développer un propos cohérent et puissant. Le cinéaste a compris que l’horreur hors champ était souvent plus puissante que lorsqu’elle était étalée à l’écran dans un déluge d’effets gore. Alors il suggère plutôt qu’il ne montre, mais s’appuie sur le son pour faire ressentir la brutalité des scènes : cris, hurlements, pleurs qui soudain laissent place à un silence glaçant. Le cinéaste et son équipe ont également beaucoup travaillé les effets sonores qui accompagnent l’ensemble du film. Outre les scènes d’exorcisme, qui entremêlent sons gutturaux, voix graves et différents sons amplifiés, au-delà du raisonnable, pour réussir à convaincre même les plus mécréants de la réalité d’un mal souterrain très fort, certaines scènes mettent mal à l’aise grâce à l’irruption d’éléments dysphoniques, comme la scène où Slimane se rend à la Mosquée parler du problème avec l’Imam, impuissant, où la musique est étrange, inquiétante. On comprend mieux le clin d’oeil à David Lynch, adressé via le nom de la société de coproduction du film, 19, Mulholland Drive. Comme le regretté génie hollywoodien, Yanis Koussim fait du travail sur le son un élément essentiel de son art. Evidemment, on n’ira pas jusqu’à comparer Roqia aux films de Lynch, mais on ne peut que saluer l’irruption de ce talent sur la scène internationale, porte-drapeau d’un cinéma algérien qui semble en plein renouveau. Le dénouement nous donnera sûrement quelques cauchemars, rappelant, comme la sourate citée en ouverture, que le mal circule dans les veines — insidieux, silencieux, prêt à ressurgir dès que la mémoire flanche ou que la vigilance faiblit. Mais d’un point de vue cinématographique, on ne peut que rêver d’une belle suite de carrière pour Yanis Koussim.

(1) : La phrase introductive, tirée d’une sourate, est : “ Le messager d’Allah dit : ‘Satan circule parmi les hommes comme le sang dans les veines. Je crains par conséquent qu’il ne sème le mal dans nos cœurs’.”
2) : FIS : Front Islamique du Salut, formation politique algérienne créée en 1989, favorable à l’instauration d’un état islamique. Le FIS a remporté les élections cantonales de 1990, puis obtenu un nombre de voix élevé au premier tour des élections législatives de 1991, avant que celles-ci soient annulées par l’armée algérienne. Le FIS a été interdit et dissout en 1992, décision occasionnant l’émergence de factions armées violentes et le début d’une guerre civile qui va durer près de dix ans.
(3) : GIA : Groupe Islamiste Armé, l’un des groupes terroristes ayant mené des actions violentes en représailles à la dissolution du FIS. Le GIA a commis plusieurs attentats à la bombes et des massacres dans plusieurs villages d’Algérie tout au long de la guerre civile.
(4) : Raqi : exorciste musulman
(5) : zaouïa : confrérie religieuse soufie
(6) : Roqia : pratique d’exorcisme en islam utilisant des versets coraniques

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