[Venise 2025] “Divine comedy” d’Ali Asgari

Divine comedy affpro[Orizzonti]

De quoi ça parle ?

Des mésaventures de Bahram (Bahram Ark), cinéaste iranien ayant un certain succès à l’international, mais ayant toutes les peines du monde à montrer son film au public de Téhéran.

Il se rend au bureau de la culture pour essayer d’obtenir l’autorisation de projection, mais se heurte à un mur. Il ne comprend pas pourquoi. Il a pris soin de ne montrer que des femmes voilées, de ne pas froisser les dogmes religieux, ni critiquer ouvertement le régime des mollahs. Son interlocuteur, obtus, ne veut rien savoir. Il lui reproche de tourner en langue turque, pourtant très courante au nord du pays, où le cinéaste tourne ses films. Et il finit par lui expliquer que le refus est surtout motivé par la présence… d’un chien. Oui, dans une scène du film, Bahram montre un chien, enfermé dans un appartement. Et cela heurte la sensibilité du bureaucrate, qui estime que les chiens doivent vivre en liberté (contrairement aux cinéastes…). Hop, circulez. “Visa de distribution refusé”.

C’est la tuile pour Bahram et sa coproductrice, Sadaf (Sadaf Asgari), car le contrat signé avec leur producteur européen stipule que, pour financer un nouveau long-métrage de Bahram, le précédent doit avoir eu une exploitation en Iran, devant son public d’origine. Le refus de visa condamne donc son futur film. La bonne nouvelle, c’est que techniquement, une seule projection payante suffirait à valider le contrat. Alors Bahram et Sadaf parcourent la ville en scooter en quête d’une âme charitable prête à braver l’interdit et organiser la séance. Mais rien n’est simple en Iran…

Pourquoi on est au Paradis ?

Dans “La Divine comédie”, Dante traversait les neuf cercles de l’Enfer pour gagner le Paradis. Ici, on a l’impression que le personnage effectue le voyage inverse. Au début, c’est le Paradis et ça ne dure pas longtemps. Bahram et Sadaf sont libres, heureux, insouciants. S’ils n’ont jamais été projetés dans une salle iranienne, leurs films ont été remarqués à l’étranger, notamment dans de grands festivals internationaux. Pour Sadaf, il est même certain que Bahram fait partie du cercle très fermé des meilleurs cinéastes de la planète (un cercle qui n’a rien d’infernal, celui-là…). Mais dès qu’il se confronte au très rétrograde responsable de la culture, sa descente aux enfers cinématographiques s’amorce.
Il doit parcourir, une étape après l’autre, différents univers mettant à mal sa conception du cinéma. Il croise différents personnages qui illustrent tous une approche déviante, impure, de ce qu’il considère comme un art, et symbolisent un ou plusieurs péchés qui, chez Dante, correspondaient à un cercle de l’enfer.

Le bureaucrate semble suffisamment cinéphile pour maîtriser son sujet devant Bahram, mais il est complètement aveuglé par ses dogmes religieux. Pour lui, Bahram doit errer dans les Limbes parce qu’il est “sans foi”, ou, en tout cas, parce qu’il n’affirme pas suffisamment sa foi islamique. Mais peut-être est-ce lui, qui est bloqué en enfer à cause de sa foi trop envahissante…
Le directeur de salle se croit utile, un vrai passeur de cinéma, mais il ne diffuse quasiment que des comédies populaires qui attirent un large public. Il incarne l’avarice. Et un peu aussi, la gourmandise, quand il pioche sans gêne dans le popcorn que Bahram a acheté. Il n’est pas le seul à lui dérober de la nourriture, puisqu’un faux-prophète vient alpaguer Bahram à la terrasse d’un café, le manipulant juste pour lui chiper un beignet.
Bahram et Sadaf croise aussi la route d’un acteur/influenceur ringard, Rouzbeh (Hossein Soleimani), qui est prêt à projeter le film dans sa salle privée, où il diffuse du Bergman “en DVD 4K” – c’est dire s’il est cinéphile – mais en échange de la promesse d’un rôle dans le prochain film du cinéaste. Rouzbeh est prêt. Il connaît par coeur des passages de “La Divine Comédie” de Dante et organise illico une audition pour le démontrer. Bon, il demande aussi, en plus du rôle, un peu de cocaïne, dont il se poudre régulièrement le nez. A lui seul, il incarne, la luxure – les désirs incontrôlés -, la gourmandise, la colère et la fraude.
Bahram croise aussi la route d’un producteur aux méthodes mafieuses, Jalal. Lui aussi est cinéphile, comme les autres – il est fan de Darren Aronofsky – et fait pression sur Bahram pour qu’il accepte de tourner en Syrie une sorte de blockbuster indigeste autour d’une figure religieuse emblématique, comme le Noé du cinéaste précité. Avec ses méthodes, il incarne la tromperie et la violence.
Le frère jumeau de Bahram, Bahran (Bahran Ark), incarne, lui, la trahison. Il avait la même passion pour le cinéma que son frère – ils ont vu Matrix ensemble des dizaines de fois – mais a renoncé à signer des oeuvres personnelles, ambitieuses, pour se contenter de signer des films grand public et autorisées par le régime. Il a choisi la facilité plutôt que les tracasseries, au contraire du pauvre Bahram.
On croise enfin une bourgeoise qui s’encanaille en acceptant de projeter le film dans son salon – une version alternative de la “punkette à chien”, une forme d’hérésie.

Le dispositif permet à Ali Asgari de boucler son film avec le fameux plan du chien enfermé à la maison, que son héros n’a pas le droit de projeter pour des raisons absurdes. Et il lui permet, tout au long du film, de montrer des choses qui ne vont pas plaire du tout au régime iranien : les personnages consomment de la drogue en gros plan, citent des cinéastes occidentaux “décadents”, ont des comportements ambigus ; le récit met les autorités devant leurs contradictions, critique indirectement la censure, le cinéma populaire iranien, et il semble inciter à la rébellion, à la désobéissance. Dès le début, en montrant une fille aux cheveux bleus, non-voilée, déambulant dans les rues sur un scooter rose, le cinéaste cherche à provoquer et à assumer sa position militante.

Si le titre du film et son concept de descente aux enfers citent Dante Alighieri, c’est assurément à un autre auteur italien que l’on pense instantanément : Nanni Moretti. Les déambulations en scooter, les déboires avec une industrie cinématographique trop tournée vers le cinéma commercial, des financiers et décisionnaires à la cinéphilie médiocre, tout évoque le magnifique Journal intime que le cinéaste italien avait tourné en 1992.
Bahram Ark ressemble même physiquement à Nanni Moretti, avec sa barbe d’intellectuel engagé et maudit et ses lunettes. Comme lui, il doit imaginer son futur film pour échanger avec les “fâcheux”, même s’il n’est pas question ici de comédie musicale sur un pâtissier trotskyste, mais plus de figures religieuses à faire parler en farsi, en turc ou en arabe ou d’une version infernale de Dante jouée par un tocard coké. Comme Journal intime, Divine comédie revendique un cinéma libre, indépendant, qui oppose l’humour à l’autoritarisme, qui démontre par l’absurde les travers d’un régime à bout de souffle.
C’était déjà le cas dans le précédent film de fiction du cinéaste, coréalisé avec Alireza Khatami, Chroniques de Téhéran (1), présenté en 2023 dans la section Un Certain Regard du festival de Cannes. Avec les mêmes comédiens, il démontrait en douceur les tracasseries administratives causées par des fonctionnaires appliquant bêtement les consignes ridicules imposées par les autorités. Le face-à-face entre Bahram et le bureaucrate assigné à la Culture est dans le même esprit, une joute verbale où le bon sens se fracasse sur des positions absurdes. La suite s’écarte un peu de ce schéma, au risque de frustrer les admirateurs du film précité, qui était particulièrement brillant et efficace. Mais Asgari ne cherche pas à refaire le même long-métrage. Le cinéaste, bien que s’abritant derrière un ton assez léger, du moins au début, incite à résister, à s’opposer aux décisions injustes et incompréhensibles. Le ton est assurément corrosif et la suite de son récit est bien plus virulente que dans Chroniques de Téhéran.

Certains trouveront ce long-métrage moins ample que les derniers films de Jafar Panahi et Mohammad Rasoulof. Oui, sans doute, mais rappelons qu’Ali Asgari est plus jeune que ses glorieux aînés. Certes, ses films ont presque tous été sélectionnés dans les grands festivals de cinéma, mais il n’a évidemment pas la même expérience, le même vécu. Cependant, il démontre une réelle maîtrise technique et narrative et une incroyable audace. Après Higher than acidic clouds (2), documentaire qui racontait déjà ses déboires avec les autorités iraniennes, il continue de régler ses comptes avec ce régime déconnecté des réalités contemporaines et de la jeunesse iranienne. Sa détermination sans faille mérite notre respect et notre admiration.

(1) : Aussi connu sous le titre “Terrestrial verses”
(2) : Pour le moment, aucune date de sortie n’a été annoncée pour ce film

Crédits photos : Amin Jafari – Images fournies par La Biennale Cinema