[Venise 2025] “Girl” de Shu Qi

[Compétition Officielle]

Girl affproDe quoi ça parle ?

D’une fillette taïwanaise, Lin Hsiao-lee (Bai Xiao-Ying), à la fin des années 1980 et de ses tentatives pour échapper à un milieu familial destructeur.
Jusqu’alors, la jeune fille n’a connu qu’un environnement familial froid et violent. Sa mère Chuan (interprétée par la chanteuse taïwanaise 9m88), qui travaille au salon de coiffure et confectionne des bouquets artisanaux, se montre toujours désagréable et hostile avec elle. Elle lui crie dessus, lui inflige des punitions injustes, évacue sur elle toute sa hargne, ses frustrations, alors que sa soeur cadette est relativement épargnée. Son père, Chiang (Roy Wu), est bien pire. C’est un bon à rien qui, sans la bienveillance de son oncle, n’aurait pas de travail. Il passe ses soirées à se saouler dans les bars. A chaque fois qu’il rentre, ivre mort, il se montre colérique et brutal. Hsiao-lee est terrorisée quand il vient dans leur chambre, et maintenant qu’elle est en train de devenir adolescente, on peut craindre le pire pour elle.
Mais pour la jeune fille, ceci est un environnement normal. Elle n’a jamais connu que cela, ce cadre chaotique et brutal, cette misère. Les choses évoluent quand elle sympathise avec Li-Li (Audrey Lin), sa nouvelle camarade de classe. Elle vient d’une classe plus aisée, d’un cercle familial plus permissif et semble beaucoup plus libre. Cette rencontre l’incite à se rebeller, à affirmer son envie d’un environnement plus serein, loin de la violence de Chiang.
En parallèle, le film dépeint l’enfance tout aussi rude d’une autre petite fille, que l’on devine être Chuan, quelques années auparavant. Ce lien invisible, traduisant les mêmes maux, la même domination patriarcale, la même difficulté pour les jeunes filles à réaliser leurs rêves, va permettre le rapprochement de Hsiao-lee et sa mère, et lui offrir une porte de sortie idéale.

Pourquoi on adopte cette “Girl”?

Pour son premier long-métrage en tant que cinéaste, Shu Qi signe un premier film percutant, sur un sujet hélas universel. Que les femmes habitent en Europe, aux Etats-Unis ou à Taïwan, leurs rêves viennent souvent se fracasser sur les écueils de la domination masculine, sur un système patriarcal injuste, sur la loi du plus fort. Ici, elle donne encore un exemple de violence faite aux femmes, mais aussi comment ce système perdure de génération en génération, parce que le même schéma se reproduit, quelles que soient les époques.
Mais elle entend bien donner une chance à son personnage principal, Hsiao-lee, qui tente de briser son carcan et d’extirper sa mère des griffes de son père. Cela passe par la douceur lumineuse du visage de sa jeune héroïne, incarnée par Bai Xiao-Ying, ainsi que par une utilisation remarquable des éclairages et des couleurs. Shu Qi et sa cheffe-opératrice, Yu Jing-Pin, composent des ambiances extérieures chaleureuses qui contrastent avec le climat du domicile familial, froid et sombre, aux couleurs désaturées. L’environnement extérieur semble constamment vivant, animé. Le jour, Hsiao-lee et Li-Li évoluent dans une lumière solaire éclatante. La nuit, les néons des enseignes lumineuses accompagnent leur escapade. A la maison, tout semble terne, même quand les lumières sont allumées, et la nuit, l’endroit devient carrément effrayant. Le seul endroit qui offre une touche de couleur est la tente où Hsiao-lee se réfugie, bande de toile dérisoire face aux assauts de son père.

Visuellement, le film est réussi. Il faut dire que Shu Qi a été à très bonne école. En tant qu’actrice, elle a travaillé plusieurs fois avec Hou Hsiao-hsien, spécialiste de la composition des plans, des éclairages tamisés et des environnements artistiques soignés. Elle a eu tout loisir d’observer sa façon de façonner le film, le soin qu’il apporte à chaque détail. C’est d’ailleurs le maître taïwanais qui l’a incitée à passer derrière la caméra et l’a guidée dans le long processus entre l’envie de réaliser et la finalisation du projet, qui a pris onze ans. Shu Qi a eu raison de persévérer. Son premier long-métrage fait bonne figure dans une compétition de très bon niveau.

La cinéaste s’appuie aussi sur son expérience d’actrice, qui lui permet de diriger parfaitement les jeunes Bai Xiao-Ying et Audrey Lin, mais aussi 9m88 et Roy Wu. Tous sont parfaits dans leurs rôles, très justes, habités. Shu Qi les pousse vers le haut, sans verser dans la caricature ou l’outrance, même si le personnage du père peut être vu comme un stéréotype d’homme abusif et violent, terrifiant.
Il faut en passer par là pour développer le propos du film. Girl parle de résistance, de résilience et d’émancipation, de l’envie de sortir d’un schéma imposé, qu’il soit familial, social, patriarcal ou politique.

Car si l’idée principale est clairement de s’opposer à la domination masculine et au cycle de violences qui se transmet de génération en génération, on peut aussi être tenté de voir dans le film un message plus politique. Shu Qi, qui mène sa carrière aussi bien à Taïwan qu’à Hong Kong et qu’en République Populaire de Chine, ne s’engage pas ouvertement sur ce terrain, mais le contexte du film n’est probablement pas anodin. Le film se déroule en 1988, à un tournant historique pour Taïwan. Le pays sort doucement de plusieurs décennies de loi martiale et amorce une transition démocratique ainsi qu’une affirmation plus forte d’une identité taïwanaise indépendante et libre. Dans le contexte d’aujourd’hui, avec la Chine Populaire qui revendique le territoire et menace de l’envahir militairement, ce récit d’émancipation, d’opposition à une entité brutale et oppressante se mue subtilement en un appel à la rébellion face aux tyrans.

Girl est un premier long-métrage d’apparence simple et discrète, mais qui aborde des thématiques fortes. Il est parfaitement mené, mis en scène avec soin en s’inspirant d’un maître du cinéma asiatique, visuellement sublime et joué à la perfection. On adopte illico cette Girl très aimable et on valide donc totalement le passage de Shu Qi derrière la caméra.

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