[Hors Compétition – Hommage à Werner Herzog]
De quoi ça parle ?
De Steve Boyes et son groupe de pisteurs, qui tentent de retrouver les éléphants les plus gigantesques d’Afrique, les « Ghost Elephants ». Ils sont appelés ainsi parce qu’ils sont suffisamment malins – ou expérimentés – pour se cacher des hommes et leur folie meurtrière et qu’aucun humain n’a réussi à les approcher depuis des années. Pourtant, ils existent. Un spécimen est exposé à Washington DC, à la Smithsonian Institution, au National Museum of Natural History. Baptisé Henry, cet éléphant majestueux a été abattu par Josef J. Fénykövi, un riche chasseur hongrois, dans les années 1950. Il a été reconstitué sur la base de son squelette, soigneusement conservé dans une des salles privées du musée. Par ailleurs, les pisteurs de l’Okavango repèrent régulièrement des traces de ces animaux (traces de pattes ou d’épaule) et peuvent en estimer la taille, plus imposante que la moyenne des pachydermes.
Steve Boyes, naturaliste sud-africain, a passé une bonne partie de sa vie à essayer de les prendre en photo, pour prouver leur existence. Il décide de monter une nouvelle expédition entre la Namibie, le Botswana et l’Angola, dans le delta de l’Okavango, embarquant au passage du matériel vidéo de pointe et l’équipe de Werner Herzog pour filmer leurs aventures.
Pourquoi on barrit de plaisir ?
Werner Herzog avait vingt-neuf ans quand il s’était lancé dans l’épopée d’Aguirre, la colère de Dieu, récit d’une expédition périlleuse, d’une quête obsessionnelle (celle de l’Eldorado), jusqu’à la folie. Le tournage, en pleine jungle amazonienne et sur le fleuve lui-même, avait été aussi mouvementé que le périple dépeint dans le film.
Il en a aujourd’hui quatre-vingt trois et montre qu’il est toujours partant pour les voyages et l’aventure, s’invitant dans l’expédition de ces chasseurs d’éléphants. Certes, la captation est ici plus soft que le tournage précité. Pas de joueur de flûte paranoïaque (1). Pas de situations tendues, de bagarres, d’engueulades homériques ou de coups violents. Et surtout, pas de Klaus Kinski à gérer. Son sujet central, Boyes, a tout de l’explorateur sympathique, ouvert d’esprit et respectueux des personnes avec qui il travaille. Il connaît son métier, maîtrise les us et coutumes locales et sait recruter les meilleurs pisteurs du coin. Il traque les éléphants de façon obsessionnelle, non pas pour les tuer, comme les chasseurs d’antan ou les braconniers, mais pour les faire revivre.
Ghost Elephants multiplie les péripéties, comme dans tout bon film d’aventures qui se respecte. On voit déjà toute la préparation de l’expédition, le recrutement des membres de l’équipe, les éléments qui vont permettre aux scientifiques d’authentifier la parenté entre ces éléphants géants et leur ancêtre du Smithsonian (récipients pour prélever selles, ADN et tissus). Puis les négociations avec les tribus locales. Le périple lui-même n’est pas de tout repos. Il faut avancer en territoire sauvage, accidenté. Les voitures doivent être abandonnées avant la fin de l’expédition pour finir en moto, puis à pied. Il faut traverser des cours d’eau, marcher prudemment à travers la faune sauvage et les nuées d’insectes agressifs.
Et chaque fois que les explorateurs pensent approcher des éléphants, ceux-ci semblent s’évaporer, fidèles à leur réputation de “fantômes”. Même le matériel vidéo de pointe ne parvient pas à capter leur présence.
Mais finalement, la patience de Boyes va payer. Il va enfin pouvoir obtenir un cliché, un bout de film, même fugace, réalisant enfin son rêve.
Ghost Elephant est un long-métrage passionnant, qui donne envie de partir en safari-photo au milieu de la faune sauvage et d’expérimenter soi-même cette vie d’aventurier. Il est aussi très instructif. Par exemple, si vous avez besoin de terrasser un voisin adepte du bricolage le weekend, à des heures matinales, ou pire, un colocataire aviné de Soave qui vient vous casser les bonbons pendant que vous essayez de finir ces critiques quotidiennes (2), il donne quelques conseils précieux. Il explique comment les bushmen de Namibie réussissent à fabriquer un poison redoutable à partir des larves d’un coléoptère, à condition de savoir où les chercher. C’est ce poison qui enduit leur flèches et leur permet d’attraper des gibiers insaisissables. Le film explique aussi la bon protocole pour discuter avec le Roi des Luchazi – un type presque caricatural, avec sa tenue en léopard, son sceptre et sa couronne – et obtenir ainsi ses faveurs. On ne sait jamais, la méthode peut aussi servir pour négocier un accès pour la cérémonie de clôture de la Mostra auprès du Signore Barbera…
Le film de Werner Herzog séduit aussi par ses images somptueuses. Les timelapses montrant la nuit tomber sur les vastes étendues de l’Okavango sont absolument sublimes et permettent au spectateur de voyager sans quitter la salle.
Alors on lui pardonnera volontiers ses petites longueurs, ou le côté redondant de certaines scènes, par exemple celles où Boyes explique le but de son expédition et la nécessité d’embaucher les meilleurs pisteurs d’Afrique.
Le cinéaste prouve en tout cas qu’il est toujours aussi investi, et que son envie de réaliser des films est toujours aussi forte. En tout cas, il mérite bien l’hommage que lui a rendu la Mostra de Venise, avec l’attribution d’un Lion d’Or d’honneur. Oui, même le Roi des animaux s’agenouille devant ce cinéaste-explorateur expérimenté, que l’on a envie de voir actif encore longtemps. Pour paraphraser Monsieur Eddy (3), grand cinéphile devant l’Eternel, « Y faut l’garder et l’emporter. Il n’est pas périssable et bon à consommer. Ne nous pressons pas, on a tout le temps d’l’emmener au cimetière des éléphants”.
(1) : Un des autochtones engagés pour incarner le joueur de flûte avait été payé en ponchos neufs et les planquait dans la jungle pour que personne ne les lui vole, mais oubliait fréquemment où il les avait cachés, ce qui créait quelques tensions supplémentaires, en plus des engueulades régulières entre Kinski et Herzog.
(2) : Toute ressemblance avec des personnes réelles serait fortuites, mais fais gaffe quand même, Nicolas… Je t’aurai prévenu !
(3) : inspiré par “Le cimetière des éléphants” d’Eddy Mitchell – 1982 – musique Pierre Papadiamandis
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