[Hors Compétition, Séance de minuit]
De quoi ça parle ?
D’un garçon aux pouvoirs étranges, vénéré par tout un village, et des perturbations occasionnées par l’arrivée d’un enseignant dépressif, blessé par la vie.
Sergio Rossetti (Michele Rondino), ancien champion de judo devenu professeur de sport, arrive dans le petit village de Remis, dans la vallée du Frioul, au pied des Dolomites. Il doit assurer un intérim, le temps de quelques mois. L’accueil du proviseur, de ses collègues et des lycéens est très chaleureux. Celui des habitants l’est aussi. Tout le monde semble étrangement serein, apaisé, au contraire de Sergio qui traîne son spleen, incapable de se remettre de la mort tragique de son fils, quelques mois auparavant.
Depuis, il se montre constamment odieux avec les autres, et encore plus désagréable quand il boit un verre de trop. Juste après son arrivée, il pousse à bout Michela (Romana Maggiora Vergano, bellissima), la patronne de l’auberge du village, pourtant accueillante et amicale envers lui. La jeune femme comprend que Sergio est en proie à une grande souffrance et qu’il a besoin d’aide. Alors, elle se décide à lui révéler le secret de ce village si tranquille. Si cet endroit est appelé “la vallée des sourire” (La Valle dei sorrisi, le titre original du film), c’est parce que la population est débarrassée de toute douleur psychologique. Chaque semaine, les habitants se rendent à la paroisse locale pour enlacer Matteo (Giulio Feltri), un adolescent étrange, timide et silencieux, doté de pouvoirs surnaturels. Il semble capable d’absorber leur chagrin, leur souffrance, comme une éponge. Il ne fait pas disparaître les causes du mal, ni les souvenirs, mais les rend supportables.
Michela emmène donc Sergio voir l’adolescent, et là encore, le miracle opère. Le professeur se sent immédiatement allégé d’un poids.
Mais, maintenant qu’il peut de nouveau s’ouvrir aux autres, il commence à s’intéresser à la situation de Matteo, qui le préoccupe. Si l’adolescent fait du bien aux autres, la réciproque n’est pas forcément vraie. Les villageois ont tendance à abuser de ses dons singuliers. Chaque soir, après l’école, son père, Mauro (Paolo Pierobon) organise son planning et cale des rendez-vous avec les habitants de Remis. Matteo n’a jamais l’opportunité de souffler, de prendre du temps pour lui ou d’avoir une vie sociale avec d’autres jeunes de son âge. Il est pourtant à un âge où il a besoin de s’émanciper, de vivre sa propre vie. Sergio pousse Matteo à s’affirmer, à refuser ces rituels les jours où il n’a pas envie de réaliser des miracles. Cela crée quelques remous parmi la population, qui a un besoin croissant des dons de l’adolescent, et fait ressurgir les aspects les plus sombres de sa personnalité, entrevus dans la scène introductive du récit.
Pourquoi on sort de là avec le sourire ?
La Valle dei sorrisi appartient à une veine du cinéma fantastique intéressante, loin des blockbusters truffés d’effets visuels, de jump-scares, de scènes gore. Ici, l’horreur repose sur l’ambiance, insolite et inquiétante, et l’ambigüité autour du personnage de Matteo. La première scène montre que le garçon n’est pas forcément un saint ou un ange. Il possède des pouvoirs qu’il ne contrôle pas forcément, et qui sous l’effet de la contrariété ou de la colère, pourraient s’avérer dévastateurs.
Or quand l’intrigue commence, il est clairement entré dans l’adolescence, une période de grands bouleversements. C’est un âge où on veut grandir, devenir autonome, avoir une vie sociale à part entière et où l’on explore aussi sa sexualité.
Matteo n’est pas différent des autres adolescents. Il aimerait se faire des amis, mais ses camarades le jugent trop étrange, trop différent, et le laissent à l’écart. Bien sûr, il est adulé par les villageois, mais juste pour son don extraordinaire, pour le bien qu’il leur procure. Personne ne s’intéresse vraiment à lui en tant qu’individu. De même, il commence à éprouver du désir, mais pour l’un de ses camarades de classe, qui ne partage pas vraiment ses sentiments. Il faut dire que dans ce milieu provincial catholique, l’homosexualité n’est pas très bien perçue. Bref, c’est une période particulièrement difficile pour lui.
L’irruption de Sergio va bouleverser l’ordre établi. Dans ce village où tout le monde le surprotège, le met dans une bulle, ce professeur bourru le traite comme les autres élèves, ce qui veut dire qu’il ne le ménage pas. Mais dans le même temps, il s’intéresse sincèrement à lui, à ses envies profondes. Peut-être parce que Matteo lui rappelle son fils, décédé dans des conditions dramatiques, Sergio cherche à se racheter en aidant l’adolescent à sortir de sa coquille, à s’affirmer et s’émanciper de la tutelle familiale oppressante. Matteo voit aussi en Sergio un père de substitution, en tout cas un adulte plus à l’écoute que son propre père, qui ne le considère plus que comme un monstre de foire, une marchandise.
Mais cette émancipation est à double tranchant. Plus il essaie de rejeter son rôle de “saint” et de déserter le rituel du village, plus les habitants mettent la pression sur Matteo, qui commence à nourrir des pensées sombres à leur égard . Et plus il est tenté de mettre son autre don en pratique.
Paolo Strippoli réussit à faire monter lentement la pression. On devine que la situation peut dégénérer à tout moment. Les habitants commencent à devenir moins souriants et manifester une certaine hostilité envers ce professeur qui essaie de détourner leur garçon de sa sainte mission. Matteo, sous pression, commence à manifester de la colère. Et Sergio, alerté par son voisin paranoïaque, commence à se demander si “l’Ange de Remis” ne serait pas plutôt un démon.
Pour bien signifier cette menace, le cinéaste joue sur la mise en scène. Il emprunte à Yorgos Lanthimos l’effet “fish-eye” – ou assimilé – que ce dernier avait utilisé dans Mise à mort du cerf sacré pour susciter le malaise. Il utilise aussi des objectifs ultra grand-angle pour faire paraître les décors inquiétants, un peu comme Stuart Rosenberg filmait la maison d’Amityville, ou utilise des plans en plongée, comme dans Carrie de Brian De Palma, autre film centré sur une adolescente découvrant ses pouvoirs. Tout est mis en place pour créer une ambiance angoissante.
Au rayon des influences, le cinéaste revendique aussi celle d’Ari Aster et son Midsommar, celle de Joachim Trier et Thelma ou encore celle de Tomas Alfredson et Morse. On peut trouver pires références.
On pense aussi, de notre côté, à quelques maîtres italiens. A Dario Argento, par exemple, et son Suspiria, pour la mise en place progressive d’une ambiance oppressante, ou aux films de Puppi Avati, en moins baroque mais avec ce même goût pour le quotidien contaminé par l’étrange.
Evidemment, la comparaison s’arrête là. La Valle dei sorrisi n’est pas aussi brillant que les films précités. Mais c’est un bon petit film fantastique, qui repose sur un scénario bien ficelé et va au bout de son idée.
Paolo Strippoli peut aussi s’appuyer sur son casting, avec plus ou moins de bonheur. Giulio Feltri, le jeune “holy boy”, est une belle révélation : présence magnétique, regard chargé, il tient le film à lui seul dans plusieurs scènes. Quant à Romana Maggiora Vergano, elle est toujours aussi lumineuse, et fait preuve d’une belle présence, même si son rôle est ici restreint. Elle confirme qu’elle fait partie de la jeune génération d’actrices italiennes à suivre. Enfin, Michele Riondino a tendance à en faire un peu trop dans le rôle principal, mais il réussit quand même à nous guider tout au long de cette histoire pleine de douleur et de rage. Parfait pour une petite séance de minuit à la Mostra, la seule de cette année.
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