De quoi ça parle ?
Des arbres, nos compagnons silencieux, qui cohabitent avec nous sur la planète. Ils nous abritent, nous protègent, nous permettent de flâner à leurs côtés.
Des êtres humains, et comment ils interagissent entre eux ou avec leur environnement.
Du langage des fleurs, des différents idiomes humains. De la communication en général, au sens large – incluant l’expression corporelle, la libération de phéromones, les signaux bioélectriques, etc.
Des expériences de la vie, des expériences scientifiques, et de la soif de connaissance qui nous fait grandir.
Du temps qui passe, à une vitesse très relative selon que l’on est humain ou végétal.
Et des outils qui permettent de figer ce temps grâce à la lumière : la photographie et le cinéma.
Pourquoi c’est une graine de Lion d’Or ?
Il s’agit d’un film complexe, qui relie entre elles trois histoires, trois époques, un même arbre – un imposant ginkgo biloba planté dans le jardin botanique de l’université des sciences de Marbourg – et une multitude de thématiques qui permettent de revisiter notre rapport à notre environnement.
L’introduction nous invite à observer les choses. Elle fait le parallèle entre la croissance de la plante, filmée en accéléré jusqu’à se transformer en un arbre majestueux, et celle d’un bébé, qui s’éveille à ce qui l’entoure. Evidemment, le rythme de croissance n’est pas le même, la durée d’existence non plus. Le parallèle sert le propos d’un scientifique chinois, Tony Wong (Tony Leung Chiu-wai), spécialiste en neuroscience, devant des étudiants, les invitant parfois à ne pas trop intellectualiser les choses mais à s’abandonner à leurs émotions.
L’homme est envoyé à Marbourg pour un programme de recherche, et il est immédiatement séduit par la beauté de ce ginkgo biloba centenaire bien adapté à son environnement, qui le console un peu de son propre déracinement passager. Le problème, c’est que le coronavirus a lui aussi décidé de s’inviter et que les autorités décrètent le confinement de l’université. Wong se retrouve seul dans l’immense campus, à l’exception d’Anton (Sylvester Groth), le gardien des lieux. Complètement désoeuvré, le scientifique trouve l’idée d’une expérience atypique, inspirée des travaux d’une chercheuse française, Alice (Léa Seydoux) : grâce à des capteurs, il veut enregistrer les signaux émis à la fois par le ginkgo et par lui-même, soumis aux mêmes expériences, pour voir si humain et végétaux peuvent réagir de la même façon à leur environnement.
Des expériences, l’arbre en a vu d’autres depuis qu’il a été planté là. La seconde histoire se situe au XXe siècle. Une jeune femme essaie d’intégrer la prestigieuse université. Elle doit passer un oral d’admission et se heurte au sexisme du doyen et de ses adjoints, qui essaient de la piéger avec des questions hors sujet et des allusions provocantes, associant la classification des plantes de Linné à des comportements sexuels humains. Grete (Luna Wedler) ne se laisse pas faire. Elle montre du caractère et une pointe d’impertinence pour convaincre ces vieux tuteurs de la laisser croître dans leur vénérable institution. Evidemment, comme elle est la seule femme de l’établissement, elle doit constamment se faire respecter par tous les mâles en fleur qui l’entourent. Elle doit aussi lutter avec sa logeuse, qui ne trouve pas respectable qu’une jeune femme fréquente autant de camarades masculins. Finalement, elle trouve asile auprès d’un vieux photographe qui l’initie à la technique et l’art photographique. Ceci donne à Grete l’occasion de remplacer les antiques dessins de plantes qui s’empilent dans la bibliothèque universitaire par des photos et même des films, plus modernes et plus précis.
La troisième histoire se déroule en 1972, en pleine époque du “flower power”. Mais Hannes (Enzo Brumm), jeune homme rêveur, n’est pas en phase avec le monde végétal. Pour lui qui vient de la campagne, les plantes sont toujours associées à des corvées : cueillir des fruits et légumes, couper les blés… Lui, il préfère se cultiver lui-même, par la lecture. Il n’a rien contre flâner dans l’herbe ou faire la sieste sur les branches d’un arbre, mais c’est tout. Du moins jusqu’à ce qu’il croise la route de Gundula (Marlene Burow), une étudiante en botanique sexy – une belle plante – qui, elle, nourrit une telle passion pour le monde végétal qu’elle essaie de communiquer avec son géranium – son sujet d’étude. Cette rencontre va ouvrir à Hannes de nouvelles perspectives, mais pas forcément celles auxquelles on pense.
Il n’y a pas vraiment de lien direct entre les différentes histoires, seulement des correspondances visuelles, des éléments communs. Il est beaucoup question de communication. A l’échelle humaine, c’est ce qui nous permet de nouer des liens amicaux (entre Tony et Anton), ou sentimentaux (entre Hannes et Gundula), mais aussi, parfois, de manifester de l’hostilité (les professeurs et la logeuse vis-à-vis de Grete ). A l’échelle des arbres, cela reste plus mystérieux. Les expériences menées par les personnages tentent d’établir si les végétaux sont capables de communiquer entre eux – on sait déjà que c’est le cas, avec notamment des phénomènes de symbiose et de connexions de rhizomes – mais surtout, et c’est plus amusant, s’ils cherchent à échanger avec nous.
Certains seront peut-être un peu désarçonnés par cette structure qui ne cherche pas à résoudre les intrigues, qui les fait progresser de façon erratique, comme les branches d’un arbre peuvent se ramifier. Mais Ildiko Enyedi ne s’intéresse pas tant aux individus qu’au collectif. Ils sont juste là pour illustrer certaines idées, venir nourrir un propos plus global. Par ailleurs, le point de vue est plus celui de l’arbre que celui des humains. Sa notion du temps n’est pas la même. L’humain respire environ seize fois par minute, l’arbre une fois par jour. Nous avons une espérance de vie limitée à quelques dizaines d’années, l’arbre peut vivre centenaire, voire se développer pendant plusieurs millénaires. Ce n’est pas le même tempo. Pour le ginkgo biloba, les histoires de Wong, Grete, Hannes et les autres sont des épisodes très brefs de son existence. Durant son cycle de vie, il va croiser des milliers d’humains, mais aussi des centaines de milliers d’oiseaux, mammifères et insectes, abriter un écosystème entier. Même s’il est connu en Asie pour protéger de l’altération de la mémoire, ce brave ginkgo ne peut pas se souvenir de tout ce petit monde. Sa seule coquetterie, c’est de garder la trace de son propre âge au niveau du tronc, dans ses cernes. Les humains, eux, ont inventé la photographie et le cinéma pour figer le temps, conserver leurs souvenirs intimes ou la mémoire collective. Avec la lumière du jour, les arbres effectuent la photosynthèse, qui assure leur survie et la nôtre, en produisant de l’oxygène. Avec la lumière, l’humain fixe les êtres et les choses sur la pellicule, pour l’éternité. Le cinéma permet cela, il permet de garder une trace de la beauté des choses, avant qu’elle ne se fane.
Mais si n’importe qui peut filmer, encore faut-il avoir un minimum de fibre artistique pour que le résultat soit vraiment inoubliable. Ildiko Enyedi est expérimentée et reconnue pour son talent. Elle a gagné des prix prestigieux, notamment l’Ours d’Or à Berlin pour l’excellent Corps & âme, où il était déjà question de communion entre les hommes et leur environnement. Silent Friend est esthétiquement très réussi, grâce aux images de Gergely Pálos, qui s’amuse à varier les ambiances visuelles d’une époque à l’autre, et au recours à des images de microscope, de films scientifiques ou les enregistrements des signaux bioélectriques, dont la cinéaste fait de sublimes patchwork, comme des tableaux abstraits.
La cinéaste hongroise aurait peut-être gagné à condenser un peu plus son récit, car certaines scènes sont redondantes ou n’apportent que peu d’éléments cruciaux pour les récits. Mais dans le même temps, on aurait pu continuer sur ce rythme encore quelques heures, quitte à pouvoir vérifier ensuite la durée du film sur nos propres cernes. Car Silent friend est assurément l’un des films les plus atypiques présentés à Venise cette année et l’une des expériences les plus plaisantes. C’est surtout une oeuvre sans violence, sans haine, sans propos politiques terrifiants ou peur de la science – ici, le progrès est positif et permet d’améliorer la communication, la finesse des observations, la profondeur des connaissances. C’est une oeuvre apaisée et apaisante, enveloppée dans une grande beauté formelle. Et cela fait un bien fou au moral.
Crédits photos : Pandora Films – Images fournies par La Biennale Cinema