[Venise 2025] “L’Etranger” de François Ozon

Par Boustoune

[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

Comme dans le roman d’Albert Camus, dont il est tiré (1), d’un homme étranger à lui-même et à la société, ses normes, ses conventions ; d’un crime absurde et d’un procès qui l’est tout autant.

A Alger, en 1938, Meursault (Benjamin Voisin) enterre sa mère, qui était placée en maison de retraite depuis quelques années. Il ne connaît aucune des personnes présentes aux obsèques et ne cherche absolument pas à échanger avec elles. Il ne manifeste aucune émotion, ne verse aucune larme.
Il commente juste froidement les faits, avec détachement : “Aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier”. Puis il reprend le travail comme si de rien n’était et continue sa petite vie morne, restant insensible à ce qu’il se passe autour de lui.
Deux personnes viennent pourtant rompre cette routine, perturber son univers. Avec la première, Marie (Rebecca Marder), il entame une relation “amoureuse” – si tant est qu’il soit capable d’éprouver ce sentiment. Avec le second, Raymond (Pierre Lottin), son voisin, il noue des liens “amicaux” – où plutôt ce qui pourrait s’y apparenter – même si l’homme a tout du mauvais garçon, macho, violent et xénophobe. Il subit plutôt qu’il ne choisit la camaraderie de Raymond et se retrouve impliqué malgré lui dans une querelle avec un groupe de garçons autochtones, ce qui va conduire au drame.

Pourquoi on aime ?

L’avantage, quand on adapte un classique de la littérature, c’est qu’on a au moins une structure solide, des personnages à la psychologie finement détaillée. “L’Etranger” est une oeuvre majeure de la littérature française, qui a ouvert la voie au courant de l’existentialisme et à bien des romans modernes, avec son style faussement simple, quelques phrases marquantes, finement écrites, et un personnage atypique, bien différent des héros de roman habituels. Pour autant, ce n’est pas une oeuvre facile à adapter, justement parce que le récit n’obéit pas aux règles de narration conventionnelles et que le personnage nécessite un acteur suffisamment doué pour l’incarner. Luchino Visconti lui-même y avait laissé des plumes avec sa version de 1967, avec pourtant Marcello Mastroianni dans le rôle principal. Depuis, il y a eu très peu de tentatives, et encore, vaguement inspirées du roman de Camus. François Ozon s’y attaque à son tour et disons-le tout de suite, s’en sort plutôt bien.

Le cinéaste français a choisi de rester relativement fidèle au texte original, même s’il y a toutefois une différence fondamentale avec le roman. Ce dernier s’ouvrait sur la fameuse phrase “Aujourd’hui Maman est morte” et étudiait d’abord la psychologie du personnage avant de traiter du drame et de ses conséquences. Ozon, lui, a pris le parti d’annoncer tout de suite le drame. Le film commence par l’arrivée de Meursault en prison. Il est placé dans une grande cellule collective, enfermant uniquement des autochtones maghrébins. L’un d’eux lui demande pourquoi il est là et Meursault lui répond “J’ai tué un Arabe” avec détachement, froidement mais sans haine et il se remémore des évènements qui l’ont conduit là. Ensuite, le récit reprend son cours, conformément au roman. Toute la première partie est plutôt silencieuse. Elle montre Meursault se rendre à la veillée funèbre, entouré de personnes étrangères, puis accompagner le cercueil jusqu’au cimetière. La seconde montre que les interactions sociales de Meursault existent bien, mais qu’elles sont marquées par une absence totale d’empathie. La troisième, après le drame, raconte le procès de Meursault et comment la société traite ceux qui refusent d’adhérer à ses règles hypocrites.

La principale force du film, c’est le jeu de Benjamin Voisin, qui réussit à parfaitement restituer l’indolence du personnage, son absence totale d’affect, mais aussi sa douceur, son côté innocent, simple. Il canalise sa fougue et livre une performance toute en retenue. Il est bien épaulé par Rebecca Marder. La jeune actrice parvient elle aussi à faire passer beaucoup de choses par le regard et les expressions du visage. C’est aussi grâce à elle, à ses regards interrogateurs ou tristes, ses moues de dépit, que l’on découvre la “tendre indifférence” de Meursault, quand il la blesse involontairement par son franc-parler et sa froideur.
En revanche, le casting est peut-être un peu moins réussi du côté de Pierre Lottin, qui cabotine un peu trop dans le rôle de Sintès. Peut-être est-ce volontaire, pour évoquer ces personnages gouailleurs dont le cinéma d’avant-guerre français regorgeait.

Pourtant, même si le choix de filmer en noir & blanc pourrait laisser penser le contraire, ce n’est pas cette époque particulière que nous évoque le style du film de François Ozon. La façon de filmer les visages et les corps, s’apparenteraient plutôt aux oeuvres de Robert Bresson, pour ce côté épuré qui tranche ave la profondeur psychologique des personnages, ou de Michelangelo Antonioni, pour la langueur du récit et son côté un peu irréel, métaphysique. Deux approches cinématographiques tout à fait adaptées aux thèmes de ce roman. Evidemment, c’est un peu austère et cela va peut-être faire fuir certains spectateurs, qui ont encore en tête la corvée d’analyse de textes littéraires rébarbatifs au collège et au lycée, mais François Ozon, fort de son expérience et de sa sensibilité de metteur en scène, réussit à trouver le ton juste, le bon tempo, qui permet de suivre le récit sans jamais s’ennuyer.

Evidemment, il est bien plus complexe de pouvoir restituer le style littéraire de Camus. Ozon tire les quelques phrases-clés du récit, prononcées en voix-off, mais ne retrouve pas tout à fait la puissance du texte original. C’est la seule limite de cette adaptation de L’Etranger, mais cela ne devrait pas lui porter trop de préjudice tant son propos reste d’actualité, plus de quatre-vingts ans après la sortie du livre. L’acceptation de l’Autre, avec ses différences, la façon dont la société broie ceux qui refusent de jouer selon les règles du jeu, l’individualisme forcené des uns et l’absence d’empathie des autres sont toujours au coeur des débats aujourd’hui.

(1) : “L’Etranger” d’Albert Camus – éd. Folio

Crédits photos : copyright Foz – Gaumont – France 2 Cinema – images fournies par La Biennale Cinema