[Venise 2025] “Dead man’s wire” de Gus Van Sant

Par Boustoune

[Hors Compétition]

De quoi ça parle ?

D’une prise d’otage médiatisée, dans l’Amérique des années 1970.
Un matin de février 1977, Anthony George Kiritsis (Bill Skarsgård) se rend à un rendez-vous avec M.L. Hall (Al Pacino), le patron de Meridian Mortgage, une compagnie de crédit d’Indianapolis, pour lui parler du différend qui les oppose.
Celui-ci n’est pas là, ce qui rend Kiritsis furieux. Le fils de M.L., Richard (Dacre Montgomery) prend le relais. Il essaie de mettre à l’aise Tony, visiblement de plus en plus fébrile. Et pour cause… A un moment, il pointe une arme sur le dirigeant, le prend en otage et l’emmène jusqu’à son appartement. La police ne peut pas intervenir sans risquer la vie de Richard, car Tony l’a équipé d’un dispositif létal ingénieux, composé d’un collier de barbelés et d’un fusil. Au moindre mouvement brusque, ou si Tony est abattu, Richard mourra lui aussi.

Pourtant rien ne prédisposait Tony Kiritsis, homme ordinaire et sans histoires, à devenir un criminel. Il n’a rien du tueur sadique, du braqueur violent ou du fou dangereux. S’il a décidé de se lancer dans cette prise d’otage, c’est qu’il s’estime floué par Meridian Mortgage.
Tony avait contracté auprès d’eux une hypothèque pour acheter un terrain dont il avait repéré le potentiel. Il comptait ensuite le revendre à un entrepreneur pour y construire un centre commercial. Le deal était presque bouclé. Mais, quand il s’est retrouvé dans l’impossibilité de rembourser une mensualité de l’hypothèque, Meridian Mortgage a saisi le terrain, comme ses conditions commerciales l’y autorisaient. Tony, qui était sur le point de finaliser sa transaction avec l’acheteur a essayé, en vain, de faire reporter l’échéance de paiement. M.L. lui a refusé cette faveur. C’est donc Meridian Mortgage qui a fait des bénéfices sur la revente du terrain, tandis que Tony a vu le rêve d’une vie s’effondrer.
Alors, il exige que l’injustice soit réparée et qu’on lui verse les cinq millions de dollars qu’il aurait dû toucher. Il demande aussi des excuses publiques de la part de Hall et sa compagnie et sollicite la presse pour rendre l’affaire publique.
Les autorités, de leur côté, cherchent un moyen d’intervenir sans risquer la vie de Richard.

Pourquoi on achète ?

Dès les premières images, on est projeté dans les années 1970. L’image est un peu terne, granuleuse, les costumes sont à la mode de l’époque et la radio diffuse des tubes de la Motown (la bande-originale du film est dingue). Il y a une tension sourde qui ressort du montage nerveux de Saar Klein et du visage crispé de Bill Skarsgård au volant de sa voiture. Sans rien connaître de l’intrigue, on pense illico à tout un pan du cinéma politique et social américain des années 1970, et notamment à Un après-midi de chien, de Sidney Lumet. L’apparition à l’écran d’Al Pacino, protagoniste principal du film précité, vient consolider cette pensée fugace, avant que la mise en place de l’intrigue, autour d’une prise d’otage singulière, ne vienne définitivement nous convaincre que la référence est tout sauf fortuite.

Comme le film de Lumet, Dead man’s wire est un thriller sec et nerveux, doublé d’un brûlot politique passionnant. Le suspense fonctionne car le dispositif peut déraper à tout moment. L’appartement est cerné par la police, les journalistes et les badauds. Le FBI s’en mêle, les tireurs d’élite aussi.  Kiritsis affirme avoir truffé son domicile d’explosifs et la tête du pauvre Richard ne tient qu’à un fil barbelé… A mesure que le temps passe, la fatigue s’installe et les personnages, à cran, pourraient finir par craquer à tout moment. On reste scotché de bout en bout.

Le quasi huis-clos, permet aussi à Gus Van Sant de se concentrer sur les échanges entre les deux personnages principaux, qui représentent chacun une classe sociale. Kiritsis est un prolétaire. Il est né dans un milieu populaire et n’a aucune intention de se hisser dans les hautes sphères de la bourgeoisie. Hall, lui, a toujours vécu dans le luxe. Il a été préparé pour reprendre les entreprises familiales et continuer à amasser des bénéfices. Il représente les riches et les puissants, ceux qui sont en haut de l’échelle. Pourtant, les deux hommes se ressemblent plus qu’il n’y paraît. Tous deux veulent juste vivre un peu leur “rêve américain”. Le premier veut toucher le fruit de son labeur. Il a travaillé dur, amassé des économies, identifié par lui-même une bonne affaire et voulait faire un petit gain, symbolisant sa réussite en tant qu’individu. Le second veut juste bénéficier d’une famille, comme sur ces publicités louant l’American Way of Life. Certes, il est né dans un environnement aisé, mais son père, M.L. semble avoir toujours privilégié le business à ses proches.
En fait, ils sont tous deux victimes d’un système qui place l’argent avant les gens, le profit individuel au-dessus de la réussite collective. Un système qui ne repose que sur le clivage, les confrontations, la violence et la manipulation. Comme le Travis Bickle de Taxi Driver, mais en moins fêlé, Kiritsis est un “homme qui n’en peut plus” et passe à l’action pour retrouver sa dignité et effacer les injustices dont il est victime.

Une autre injustice apparaît durant la prise d’otage : le portrait que les médias nationaux font de lui. Il est présenté comme un fou sanguinaire, un criminel, un voleur. Alors, pour rétablir sa vérité, il fait appel à un animateur local qu’il adore et écoute chaque matin. Celui-ci accepte d’interviewer Tony, après avoir obtenu l’agrément des forces de l’ordre et d’écouter sa version des faits. Et comme Tony, au fond, est un type plutôt sympathique, il gagne peu à peu les faveurs de la foule. Beaucoup de gens modestes se reconnaissent dans ses mésaventures, son combat contre des élites méprisantes.
Là encore, on pense à Un après-midi de chien. Dans une scène fameuse, les deux braqueurs, encerclés par la police, se voyaient, contre toute attente, soutenus par la foule qui reprenait le slogan contestataire “Attica !”. Ici, même si le soutien est moins spectaculaire, il est clair que Tony n’est pas seul contre tous.

Gus Van Sant éprouve probablement aussi de la sympathie pour ce personnage, qui ose s’opposer aux puissants et bousculer l’ordre établi. En portant ce fait divers à l’écran, il parle évidemment de la société américaine contemporaine, divisée comme jamais, soumise aux caprices de milliardaires qui veulent amasser toujours plus de profits. Un tel fait divers pourrait sans doute survenir encore aujourd’hui, avec autant d’armes en libre circulation et autant d’individus à bout, n’ayant plus rien à perdre. Le cinéaste a sans doute choisi de raconter cette histoire précise, avec ce style là, pour rendre hommage au cinéma américain des années 1970, moins lisse et formaté que l’industrie hollywoodienne contemporaine. Un cinéma contestataire, dénonçant les violences policières, les dérives du pouvoir, le glissement vers un monde plus inégalitaire. Un cinéma invitant à la réflexion et à la rébellion, qui ferait du bien à cette Amérique “trumpienne” qui ne favorise les intérêts que d’une poignée d’individus.

Crédits photos : Stefania Rosini – Images fournies par La Biennale Cinema