[Hors Compétition]
De quoi ça parle ?
De la génération #MeToo et de ses répercussions. Et de la difficulté à faire émerger la vérité dans des affaires complexes, fondées uniquement sur des paroles qui s’opposent.
Le film s’ouvre sur une discussion entre intellectuels. Alma (Julia Roberts), professeure de philosophie à l’université de Yates, a invité quelques collègues et certains de ses élèves à passer la soirée chez elle. Dans le salon, les discussions vont bon train. Il est notamment question du conflit entre les générations, de l’égalité des sexes, du bouleversement des normes et des rapports de force. Deux personnes animent particulièrement les débats. Maggie (Ayo Edebiri), étudiante brillante, déterminée à prouver qu’on peut réussir en étant une femme noire, lesbienne et issue des classes populaires. De l’autre, Hank (Andrew Garfield), le collègue d’Alma, qui s’amuse à charmer et provoquer les autres participants de la soirée. Il prend à malin plaisir à draguer Alma sous le regard courroucé du mari de celle-ci, Frederik (Michael Stuhlbarg).
Au bout d’un moment, tout ce petit monde est invité à regagner ses pénates et la porte se referme sur Maggie et Hank.
Le lendemain, Maggie passe voir Alma, visiblement bouleversée. Elle affirme avoir été agressée sexuellement par Hank et envisager de porter plainte. Elle n’a pas de preuves matérielles du viol, car elle n’a pas eu la force d’aller se faire examiner à l’hôpital. Elle demande à sa professeure de la soutenir et de témoigner en sa faveur, en cas de besoin.
Alma est secouée par cette révélation. Hank est un ami proche, en qui elle avait confiance. Mais il est vrai qu’il est souvent dans un rapport de séduction avec ses élèves et aurait très bien pu commettre une faute. Quand elle le confronte, il s’agace d’être automatiquement présumé coupable, maintenant que le mouvement #MeToo a permis d’accorder plus de crédit à la plaignante qu’à l’accusé, par principe. Il nie avoir commis une agression et affirme que Maggie a inventé cette affaire de toute pièces pour détourner l’attention de son travail. Hank avait identifié une tricherie dans l’un de ses devoirs, un plagiat grossier d’un texte existant, et s’apprêtait à la sanctionner.
Pour Alma, c’est un véritable cas de conscience. En tant que femme, elle se sent solidaire de son élève et a tendance à croire sa parole. Mais en tant qu’amie et collègue, elle peine à croire que Hank est un agresseur.
Elle se décide pourtant à prévenir le doyen de la situation. Lui ne veut prendre aucun risque et décide de renvoyer Hank sur le champ en espérant éviter la divulgation du scandale dans la presse.
Mais Maggie ne souhaite pas en rester là. Contre les conseils d’Alma, elle décide non seulement de porter plainte contre son agresseur, mais aussi de raconter son histoire à la presse.
Alma commence alors à nourrir quelques doutes sur Maggie, se demandant si la jeune femme n’aurait pas inventé cette agression de toutes pièces, pour être mise sur le devant de la scène et se victimiser. Elle doit faire avec ce doute qui la ronge – psychologiquement et physiquement -, la culpabilité d’avoir contribué à l’éviction de Hank et elle n’est pas aidée par Frederik, qui manifeste de plus de plus de frustration au sein de leur couple.
Pourquoi juger le film est complexe ?
Quand il s’agit d’aborder le sujet du mouvement #MeToo, on marche sur des oeufs, surtout si l’on ose émettre quelques critiques sur la forme prise – des dénonciations publiques, des campagnes de bashing féroces sur les réseaux sociaux, ne permettant pas forcément aux accusés de se défendre – et à plus forte raison si la critique vient d’un homme de plus de 50 ans, considéré comme complice du “système patriarcal” et de la “culture du viol” par les soutiens du mouvement. Aussi, il est probable que le cinéaste va s’attirer quelques réactions hostiles avec ce long-métrage qui traite ouvertement de la question.
Dès le générique, il se livre à une petite provocation puisqu’il adopte le même style de générique que dans les films de Woody Allen – musique jazzy, lettrage blanc sur fond noir, même structure. Or le réalisateur de Manhattan est souvent la cible des partisans du mouvement #MeToo, en raison des accusations d’agression sexuelle sur Dylan Farrow, au moment où il était en couple avec Mia Farrow. Bien que la justice ait classé l’affaire sans suite, la réitération des accusation sur les réseaux sociaux et les prises de position de certains de ses anciens acteurs ont occasionné la mise au ban du cinéaste, qui a renoncé à la mise en scène, faute de producteurs prêts à le soutenir. Il est clair que Luca Guadagnino soutient son collègue newyorkais et trouve absurde qu’il soit ainsi empêché de travailler alors qu’il a été blanchi par la justice, et fait donc comprendre qu’il n’est pas le plus ardent défenseur du mouvement sous sa forme de tribunal populaire.
Et par la suite, Guadagnino remet en question l’approche des plaintes. Il porte un regard critique sur le renversement du paradigme du doute, la posture morale de croire systématiquement la plaignante au détriment de l’accusé. Il ne cherche pas vraiment à livrer une vérité sur l’affaire au coeur du film, juste expliquer qu’elle n’est pas si simple à établir. Chacun des personnages a ses propres zones d’ombres, ses secrets. Chacun ment, à un moment ou un autre. A partir de là, comment établir la réalité des faits, en l’absence de témoins, de preuves matérielles? Pourquoi croire l’une plutôt que l’autre. Il est vrai qu’en d’autres temps, la plainte de Maggie n’aurait même pas été prise en considération. Les policiers auraient accordé davantage de crédit à un professeur blanc qu’à une étudiante noire, ce qui était totalement injuste et inadmissible. Avec le mouvement #MeToo, la balance penche désormais de l’autre côté, ce qui est tout aussi absurde. La morale impose d’écouter chaque version avec la même impartialité, la même absence de préjugés, la même prudence et les mêmes nuances. La philosophie, enseignée par Alma, est justement une discipline qui permet de prendre du recul, d’analyser les choses avec de la hauteur. Thèse, antithèse, synthèse, toujours avec une ouverture d’esprit qui permet de compléter le propos.
Or notre époque est peu propice au dialogue et au compromis, surtout avec les jeunes générations, plus rigides que leurs aînés sur bien des points.
Au début du film, ce clivage générationnel est évoqué à travers une joute verbale amicale. Hank reproche aux étudiants d’être trop coincés, trop “politiquement corrects”, ce à quoi l’un d’eux lui rétorque “c’est fini, les années 1970”. Mais vers la fin, Alma entre dans une rage folle quand une étudiante vient la chatouiller sur le concept d’altérité. Pour la professeure, c’est un concept fondamental de philosophie, qui permet à l’individu de comprendre le monde. Mais pour la jeune femme, parler de l’Autre a une connotation négative, péjorative, et cela heurte sa sensibilité. Alma recadre sèchement l’étudiante, lui reprochant, ainsi qu’à sa génération, de vouloir plier le monde à leurs exigences, éludant tout problème, tout conflit, à l’encontre de la réalité des choses. A quoi bon faire de la philosophie si tout est lisse, cohérent, facile à appréhender ?
Sans doute certains spectateurs réagiront-ils de la même façon que l’étudiante et accuseront Luca Guadagnino de tous les maux. Mais avant de lui sauter à la gorge du cinéaste, les “offensés” feraient bien de s’informer de l’origine du scénario. Il a été écrit par une femme, Nora Garrett. Les personnages principaux sont également des femmes. Le récit ne peut aucunement être perçu comme une apologie de la culture du viol. Il prône juste l’équilibre, l’analyse pondérée des choses.
Après, on peut critiquer le film sur d’autres aspects. On peut le trouver un peu trop bavard, trop long, trop confus, peut-être un peu trop élitiste, ou trouver qu’il charge un peu la barque en ajoutant à Alma une . Mais il atteint malgré tout le but recherché : susciter la réflexion, alimenter les débats. N’est-ce pas la base des relations humaines ? La clé d’une société apaisée ?
Par ailleurs, il offre un beau rôle à Julia Roberts, impeccable dans la peau de cette professeure ambitieuse, plongée dans une affaire qui la dépasse et la bouleverse.
Notre verdict ? Sur l’affaire, difficile de ne pas conserver un doute raisonnable… Sur le mouvement #MeToo et le clivage générationnel, plutôt d’accord avec le cinéaste. Et sur film, un verdict plutôt favorable.
Crédits photos : Yannis Drakoulidi – Amazon MGM Studios 2025 – Images fournies par La Biennale Cinema