[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
Du métier d’écrivain, ou plutôt de la passion de l’écrivain.
Plus généralement, du monde du travail moderne, précarisé, ubérisé et soumis à des algorithmes.
Et de la société d’aujourd’hui, où les individus sont de plus en plus isolés alors qu’il n’a jamais été aussi facile de communiquer.
Paul (Bastien Bouillon) a abandonné son métier précédent, photographe, qui lui assurait des revenus confortables, pour devenir écrivain.
Un choix audacieux, car écrivain est une profession singulière. Elle nécessite beaucoup de travail mais ne garantit aucun salaire. Juste des droits d’auteur, qui sont trop faibles pour payer le loyer. Et, pour ceux qui ont la chance d’en avoir un qui les accompagne, les avances versées par l’éditeur. Celui-ci est seul à décider si le livre va être publié ou non. Et comme tout entrepreneur, il veut pouvoir faire quelques bénéfices, en sortant des livres pouvant attirer les lecteurs, et donc correspondre aux attentes du grand public.
Paul est dans une situation délicate. Il a la chance d’avoir publié deux romans qui ont eu un succès critique, mais aucun succès commercial. Pour son nouveau roman, son éditeur lui fait toujours confiance, mais attend de lui qu’il signe enfin son grand roman. Pour le moment, ce qu’il propose ne convient pas. Il écrit sur un sujet intime – sa rupture avec sa femme, partie au Canada avec leurs deux enfants – mais bien trop lourd pour les lecteurs, qui veulent un peu de légèreté pour contrebalancer la morosité ambiante du monde. Son éditrice le prévient qu’il ne sera pas publié en l’état, qu’il doit remanier totalement son manuscrit ou partir sur autre chose. Dans tous les cas, cela nécessite un peu de temps. Or du temps, Paul n’en a plus beaucoup. Il a déjà dépensé toute l’avance versée, revendu son ancien matériel de photographe, son scooter, échangé son appartement contre un studio prêté par sa belle-mère, et les factures s’accumulent. Il doit donc trouver du travail rapidement pour gagner sa vie. Idéalement un poste qui lui laisse le temps d’écrire.
La seule option qu’il trouve est une plateforme qui propose des petits boulots manuels payés à la tâche. Mais la particularité, c’est que l’application met en concurrence les travailleurs potentiels, qui doivent ajuster leurs tarifs selon un système d’enchères inversées. Celui qui propose le tarif le plus bas remporte le job. Cela pousse les travailleurs à accepter des jobs difficiles pour une misère. La plupart du temps, ils doivent apporter leurs propres outils – des frais supplémentaires – et accepter de satisfaire les demandes annexes des clients pour être bien notés et obtenir d’autres missions.
Paul multiplie donc les missions usantes : travail sur un chantier, voiturier, monteur de meubles, démonteur de meubles, déménageur, plombier, jardinier… Autour de lui, ses proches le regardent avec un mélange de pitié et de dégoût. On l’exhorte à reprendre son ancien métier ou n’importe quel autre métier moins créatif, mais correctement payé et “rassurant” pour les banquiers. Mais Paul s’accroche. Il veut rester libre, continuer à écrire coûte que coûte. C’est son rêve, sa vocation. Et hors de question d’écrire des romans de gare pour plaire au grand public. Il veut écrire des textes personnels, qui ont du sens pour lui. Il est prêt à tout sacrifier pour cela. Mais plus le temps passe, plus sa situation devient précaire. Il tombe peu à peu dans la misère.
Pourquoi on lui donne le Goncourt ?
Le récit est tiré du roman autobiographique de Franck Courtès (1), qui racontait les affres de la vie d’écrivain et les difficultés de vivre de son talent créatif. Valérie Donzelli l’a adapté pour le grand écran avec sa sensibilité habituelle, portant un regard plein de tendresse sur le personnage principal. Sans doute se reconnaît-elle un peu dans cet homme qui refuse de se compromettre et veut créer de façon libre. En tant qu’actrice, elle a toujours travaillé sur des projets d’auteurs très personnels. En tant que réalisatrice, elle a aussi choisi d’assumer sa singularité, un mélange de fantaisie et de douceur, de fiction et de sujets très intimes.
C’est encore le cas ici, où elle fait évoluer son film en funambule, entre rires et larmes, toujours sur le fil. On s’amuse beaucoup des situations cocasses dans lesquelles Paul se retrouve, des travaux herculéens qui parcourent son odyssée personnelle – tondre une pelouse à la main, arracher une haie entière de buis, démonter une mezzanine… – et on verse aussi quelques larmes, surtout quand le personnage échange avec ses enfants. On sent bien qu’ils ne comprennent pas pourquoi il a choisi cette voie, pourquoi il s’inflige tout cela. Ce choix, il l’a expliqué dans son premier roman, mais évidemment ils ne l’ont pas lu. Il aimerait pouvoir leur expliquer, passer du temps avec eux, mais il n’a évidemment pas les moyens de se payer le voyage jusqu’au Canada. En attendant, il essayait de ne pas craquer, de tenir pour pouvoir remonter la pente et les rendre fiers.
Pour réussir ainsi à nous toucher, il fallait trouver un acteur capable d’incarner autant la résilience que la fragilité. Valérie Donzelli a eu l’excellente idée de faire appel à Bastien Bouillon, qui joue admirablement les héros “ordinaires”, tout en subtilité et en charme discret. On s’attache immédiatement à son personnage, prêt à le suivre dans ses aventures “professionnelles”.
On peine à utiliser le terme, tant ce système d’application qui propose des petits jobs aux enchères, avec la prime au moins exigeant, ressemble plus à une forme d’esclavage 2.0 qu’autre chose.
Pour décrocher le contrat, il faut baisser sa gratification au minimum, travailler pour des salaires moins élevés que le SMIC. L’employeur ne fournit aucun outillage, aucune tenue, aucun équipement de protection. Des frais à prendre en compte pour les travailleurs. En cas d’accident, les artisans ne bénéficient d’aucune couverture sociale, hormis la CMU. Vu l’intensité physique de certaines tâches, le pire est parfois à craindre. Il n’y a aucune stabilité de l’emploi, rien qui ne rassure les banquiers. Surtout, l’application repose sur un algorithme qui impose de travailler régulièrement, obtenir de bonnes notes des clients, pour continuer à trouver des offres correctes. Et à un moment, les utilisateurs doivent passer sur la version payante de l’application, qui leur rajoute encore des frais.
A pied d’oeuvre s’inscrit totalement dans la lignée d’oeuvres comme Sorry we missed you de Ken Loach, qui décrivait l’ubérisation du travail, ou L’Histoire de Souleymane, de Boris Lojkine, qui montrait la difficile condition des livreurs de repas à la demande, également contraints par les algorithmes et les comportements humains ignobles.
Valérie Donzelli signe un film moins engagé politiquement que les deux précités, mais son constat n’en est pas moins implacable. Il incite à la réflexion paisiblement, sans pathos, sans effets grandiloquents, juste en montrant le quotidien de ceux qui sont à la lisière de la précarité. Sa grande force, comme le roman de Franck Courtès, est de rester sur une ligne positive, optimiste, laissant un peu d’espoir.
Dans un monde terrifiant, à l’avenir incertain, ce récit de résilience et de passion, plein de douceur et de tendresse fait un bien fou.
(1) : “A pied d’oeuvre” de Franck Courtès – éd. Galimard
Crédits photos :Christine Tamalet © 2025 Pitchipoï productions- images fournies par La Biennale Cinema