[Venise 2025] “La Grazia” de Paolo Sorrentino

Par Boustoune

[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

Des derniers mois du mandat de Mariano De Santis (Toni Servillo), Président (fictif) de la République Italienne. En Italie, la fonction du Président est moins importante que celle du Président du Conseil des Ministres, qui donne concrètement l’orientation politique des lois du pays, mais reste toutefois incontournable puisqu’il conserve quelques prérogatives essentielles, comme la nomination de certains fonctionnaires importants, la promulgation des lois et la grâce de certains condamnés. Ce sont justement ces deux dernières responsabilités qui vont lui donner quelques migraines avant de prendre sa retraite et retrouver une vie plus tranquille, car les cas qui lui sont soumis sont loin d’être évidents.

La première demande de grâce concerne une femme, Isa Roca (Linda Messerklinger) qui a assassiné brutalement son mari pendant que ce dernier dormait. A priori, un meurtre au premier degré, sans équivoque, qui ne devrait pas mener à un pardon présidentiel, d’autant que la détenue n’exprime aucun remords ni regret. Mais on comprend que la victime était un sale type, qui brutalisait et séquestrait son épouse, au point de la faire craquer, dans un réflexe d’auto-défense. Dans ce cas, Mariano doit-il prendre en compte le contexte ou uniquement l’acte et l’absence de repentir?

La seconde demande n’est guère plus simple à trancher : il s’agit d’un homme, Cristiano Arpa (Vasco Mirandola) qui a mis fin aux jours de son épouse atteinte de la Maladie d’Alzheimer au stade terminal. Plusieurs de ses amis ont déposé la demande de grâce, mais Arpa, lui, ne demande aucun pardon et semble vouloir se laisser dépérir. Le président doit-il autoriser la libération de l’homme contre son gré? Doit-il considérer le mobile du crime comme une circonstance atténuante? Si oui, ne serait-ce pas la preuve flagrante qu’il est nécessaire de légiférer sur le sujet?
Justement, la loi en question est l’objet de son troisième dilemme. Elle a été validée par les parlementaires et les ministres, et n’attend plus que sa ratification. Mais Mariano n’est pas très à l’aise avec ce texte. Il sait que politiquement, le sujet est très clivant en Italie et que, quelle que soit sa décision, il va être détesté par une partie de la population. A quelques mois de la retraite, il préférerait faire traîner le dossier et laisser la responsabilité à son successeur. Mais ses réticences sont avant tout personnelles. Peut-être parce qu’en tant que chrétien et ami proche du Pape, il estime que le droit à mourir est d’essence divine.  A moins qu’il ne craigne d’être lui-même euthanasié à plus ou moins brève échéance. Son assistante de fille, Dorotea (Anna Ferzetti ) est elle-même partisane de la loi. Et, sous couvert de veiller à sa santé, elle semble déterminée à le tuer à petit feu, en lui interdisant la cigarette – le seul moment où il peut relâcher un peu la pression, sous le regard bienveillant de son garde du corps – ou de manger des mets appétissants (pas de pizza, mais du quinoa à chaque repas). Surtout, Mariano réalise qu’il est aussi âgé que les chefs d’états fatigués qu’il reçoit et qu’il approche irrémédiablement de la sortie définitive, sans avoir accompli de véritable action mémorable ni avoir regoûté au bonheur, disparu avec le décès de son épouse, plusieurs années auparavant.
Les derniers instants de son mandat vont lui donner l’occasion de retrouver un peu de la légèreté qu’il recherchait.

Pourquoi le film est touché par la grâce ?

Le scénario, très malin, écrit par Paolo Sorrentino, lui permet d’explorer les différentes définitions du mot “grâce” et de livrer un film non pas politique, comme le laissait penser le début, mais délicieusement humain et complexe, ni noir ni blanc, mais composé de milliers de nuances de gris. Bien sûr, la grâce correspond déjà, ici, au geste politique et juridique qui consiste à accorder la clémence à un détenu. Au vu des cas étudiés, il y aurait déjà eu matière à un film complet, matière à débat et analyse, d’autant que le cinéaste italien les relie au thème de l’euthanasie. Cristiano Arpa déclare avoir tué sa femme par amour, parce qu’elle souffrait trop et qu’il ne supportait plus de la voir décliner. Isa Roca plaide aussi l’euthanasie : son conjoint était atteint d’un mal incurable, une violence inextinguible à laquelle il n’existait aucun remède. Dans les deux cas, ce sont des crimes qui ont conduit à une libération, pour les victimes comme pour les assassins. Ils ont mis fin à une agonie.
Le personnage principal s’interroge à plusieurs reprises sur cette question de l’agonie. Comment la définir? Comment en quantifier l’intensité ? Comment savoir à quel moment il faut y mettre fin? Peut-on seulement prendre cette décision, alors qu’il n’existe aucun texte juridique sur le sujet? Et d’un point de vue religieux, est-ce vraiment moral de laisser un être dans la souffrance?

Justement, il est aussi question de la grâce au sens religieux du terme. La grâce, c’est un don accordé par Dieu à un être vivant pour l’aider à prendre les bonnes décisions, à agir de façon juste et miséricordieuse. A un moment du récit, alors que Mariano voit ses certitudes chanceler, il se tourne vers le Saint-Père pour lui demander de mettre un mot sur ses maux. Celui-ci lui répond qu’il est juste atteint par la grâce, qu’il doit se laisser guider vers les bonnes décisions, mais que, comme pour toute décision, cela suppose toujours un doute, une prise de risque courageuse. Pour Mariano, qui en bon juriste a toujours privilégié l’équilibre, le compromis, l’absence de conflits, au point de ne jamais prendre de position ferme, de décision importante, c’est évidemment une nouveauté déstabilisante. Il réalise qu’il s’est beaucoup trop replié sur lui-même et s’est un peu coupé de la vie réelle, qu’il a perdu de sa capacité à ressentir de l’empathie. Et il constate aussi que sa fille suit la même trajectoire, en privilégiant sa carrière au détriment de sa vie privée.
Le film est donc autant une réflexion sur un sujet de société universel et complexe qu’un récit introspectif et intimiste, où un homme âgé dresse le bilan de sa vie et essaie de corriger ses erreurs. Il s’agit d’une récurrence thématique dans l’oeuvre de Sorrentino puisque la plupart de ses oeuvres reposent sur l’errance de personnages confus, en plein tourment existentiel ou en prise avec les affres de la sénescence. C’était le cas dans La grande bellezza ou Youth, par exemple.

Paolo Sorrentino parvient à entrelacer parfaitement ces deux fils narratifs, proposant des séquences parfois très drôles – notamment grâce aux chamailleries entre Mariano et Dorotea, mais aussi à l’irruption de Coco Valori (irrésistible Milvia Marigliano), critique d’art haute en couleurs et à la langue bien pendue –, souvent émouvantes. Il s’appuie aussi sur l’un de ses acteurs-fétiches, Toni Servillo, une fois de plus parfait dans ce rôle aux multiples facettes et toute une galerie de seconds rôles épatants, au jeu juste et précis.

Bien sûr, le cinéaste napolitain utilise aussi tout ce qui constitue l’essence de son art : des plans somptueux, parfaitement cadrés et mis en lumière, des mouvements de caméra élégants, des musiques et des sons parfaitement choisis.
Les détracteurs du cinéaste fustigeront sans doute toujours son style, qu’ils jugent “baroque” et “maniériste”, mais ils ne pourront pas, cette fois-ci, asséner que Sorrentino privilégie la forme au détriment du fond. Cela pouvait éventuellement se comprendre au sujet de Parthenope, qui avait effectivement perdu en route quelques spectateurs, peu réceptifs à sa construction sensorielle et éthérée. Ici, la mise en scène se met au service d’un script solide. Mais surtout, la forme est parfaitement justifiée par le titre, puisqu’une dernière définition de la grâce est la qualité de beauté, d’harmonie et d’élégance. Ce nouveau long-métrage en est empli et s’inscrit parmi les plus belles réussites du cinéaste.

On sort de la projection en apesanteur, stimulés, émerveillés, rassérénés. Quoi de mieux pour ouvrir en beauté la 82e édition de la Mostra?

Contrepoints critiques :

”Il y a quelque chose de moins resplendissant que d’habitude dans les images poétiques choisies par Paolo Sorrentino, de plus posé, presque austère, qui procure à l’arrivée un beau sentiment de sérénité.”
(Victorien Daoût – Le Bleu du miroir)

”Sorrentino has made some beauties in his career. This is one of his best.”
(Pete Hammond – Deadline)

Crédits photos : Andrea Pirrello – Images fournies par la Biennale Cinema