[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
D’un célèbre acteur égyptien, George Fahmy (Fares Fares), qui se retrouve bien malgré lui obligé de jouer dans un film à la gloire du président Abdel Fattah al-Sissi, homme fort du pouvoir depuis son coup d’état contre le président Mohamed Morsi en 2012, puis son élection controversée en 2014. Jusqu’alors, “le Pharaon du cinéma égyptien” avait pris soin de ne pas se mêler à la vie politique et de ne pas s’afficher avec des hommes de pouvoir, ce qui lui a permis de mener sa carrière sans encombres, du règne de Moubarak jusqu’à celui, en cours, d’al-Sissi. Mais ce temps-là est révolu. Des hommes de main proches du pouvoir lui font comprendre que s’il veut continuer d’exercer son métier en Egypte et de bénéficier de tous les avantages associés en termes de qualité de vie, salaires et conquêtes féminines, George doit faire un petit effort et montrer qu’il éprouve a minima de la sympathie pour le président. Ou mieux, il doit accepter de l’incarner dans le biopic qui va lui être consacré.
George, se pensant protégé par son statut de star, commence par refuser l’offre. Il est grand, chevelu et charmeur quand al-Sissi est petit, chauve et peu avenant, donc il ne voit pas comment il pourrait se glisser dans la peau du personnage. Et surtout, il éprouve peu d’admiration pour ce type qui a une conception assez particulière de la démocratie et des droits de l’Homme. Mais quand il se voit du jour au lendemain écarté des plateaux de tournage et qu’il constate que des individus louches suivent son fils, étudiant à l’Université américaine du Caire, George comprend qu’il ne va pas avoir d’autre choix que d’accepter le rôle.
Le tournage commence très vite, sous la surveillance de l’inquiétant Dr. Manssour (formidable Amr Waked), et George s’accommode bien vite de cette collaboration forcée qui lui permet de conserver son train de vie, mais aussi de bénéficier de nouveaux avantages et passes-droits. Mais les faveurs peuvent attirer des inimitiés ou des services à rendre en retour, et la proximité nouvelle de George avec le pouvoir en fait un pion potentiel dans une machination destinée à provoquer la chute du président.
Pourquoi on trouve les aigles un brin déplumés?
Tarik Saleh a déjà prouvé qu’il savait s’emparer de la mécanique du thriller politique avec une redoutable efficacité. On se souvient de Le Caire Confidential, polar noir dans une Égypte corrompue, moite et crépusculaire, qui révélait la collusion de la police et de politiciens cherchant à couvrir leurs méfaits criminels, ou plus récemment de La Conspiration du Caire, qui plongeait avec finesse dans les arcanes de la Grande Mosquée du Caire et naviguait entre manipulations d’Etat et jeux de pouvoir au sein de l’institution musulmane. Autant dire qu’on attendait beaucoup du dernier volet de la trilogie, Les Aigles de la République. Peut-être un peu trop.
Le film démarre pourtant avec de solides arguments : la description subtile d’un climat politique tendu, où l’attitude des individus vis-à-vis du pouvoir est scrutée et potentiellement réprimée, et l’utilisation d’un personnage “naïf” qui est pris dans une intrigue qui le dépasse totalement, comme dans tout bon roman noir, et confronté à des personnages dangereux.
Il y a surtout une bonne idée : mettre en contact une star et un homme d’état, deux figures de la société égyptienne, que tout semble opposer mais qui s’avèrent assez similaires. Les deux hommes ont des égos forts, une notoriété élevée et s’accrochent fortement à leur pouvoir. L’un comme l’autre sont habitués à jouer un rôle. D’un côté, il y a un homme qui s’est présenté en “sauveur de la république” après avoir chassé un gouvernement islamiste autoritaire, mais qui a vite laissé paraître un autre visage son masque de justicier, celui d’un autocrate assez dur, réprimant violemment toute opposition. De l’autre un acteur-vedette, habitué à jouer les héros, les leaders moraux, les séducteurs, mais dont l’image fantasmée par le public dissimule en réalité un type ordinaire, confronté à des problèmes de son âge, assez gauche et peu courageux.
On se dit que cette rencontre va permettre de dresser un portrait au vitriol du dirigeant égyptien, ou au moins une satire féroce, car le film s’aventure à plusieurs reprises sur le ton de la comédie – avec en point culminant une scène où il achète du viagra en cachette et doit finalement en subir les conséquences auprès de sa jeune maîtresse (Lyna Khoudri). Mais Tarik Saleh ne franchit jamais vraiment le pas, sans doute par peur qu’un film trop satirique puisse atténuer son propos politique, ouvertement opposé au régime d’al-Sissi, et il revient très vite sur une trame de thriller plus classique, autour d’un complot politico-militaire latent.
Le problème, c’est que cette fois, les rouages sont trop visibles. Là où La Conspiration du Caire tissait sa toile subtilement, en entretenant constamment l’ambiguïté et le mystère, Les Aigles de la République cède à une forme de facilité narrative, rendant les “rebondissements” très prévisibles et linéaires. L’effet de surprise ne joue plus. Le moteur ronronne, puis s’essouffle, faute de complexité, impactant la tension globale du récit et son intérêt.
C’est d’autant plus dommage que les acteurs font le job correctement, et que la mise en scène reste habile, soignée, sans esbroufe inutile. On sent la main d’un cinéaste qui connaît les ressorts du genre et sait les utiliser. Mais on a aussi l’impression que Tarik Saleh a hésité entre plusieurs options, de la comédie au drame, qu’il a voulu prendre des risques mais ne les a pas assumés, revenant sagement sur les rails et se contentant de ce qu’il sait faire. Au final, le film ne procure ni les frissons, ni le vertige attendu. Il donne une agaçante sensation d’inachevé qui contraste avec la bonne impression qu’avait laissé La Conspiration du Caire.
Mais peut-être qu’on en attendait trop, justement à cause de cela. Sans doute aurait-il fallu remiser au placard nos souvenirs de ce précédent film pour apprécier ce récit plutôt bien mené et ces beaux numéros d’acteurs. Mais rien n’est moins sûr. Car étirée sur plus de deux heures, cette intrigue suscite plus l’ennui que l’enthousiasme. Elle manque de toute façon de rebondissements et d’enjeux dramatiques. Et quand on nous promet des “aigles” dans le titre, on s’attend à une oeuvre majestueuse, volant haut dans le ciel étoilé cannois. Là, ces rapaces sont passablement déplumés et fatigués. Ils conservent une certaine majesté, qui les rend dignes de la compétition officielle, mais ne volent pas assez haut pour prétendre à une quelconque récompense au palmarès.
Contrepoints critiques :
“Le problème n’est pas tant la performance de Fares Fares, remarquable de sobriété, que la focalisation excessive de Saleh sur son personnage central. Comme si le réalisateur, fasciné par l’idée de voir cet acteur pris au piège dans un complot dont il ne saisit pas tous les tenants, oubliait de faire exister le reste de son monde.”
(T.P. – Le Bleu du miroir)
”Moins accompli que l’incroyable La Conspiration du Caire (un titre qui irait aussi comme un gant à celui-ci aussi, sans en dévoiler l’intrigue…), voilà quand même un film plus subtil qu’il en a l’air, magnifié par une brochette d’acteurs impeccables, dont le retour aux devants de la scène de l’envoûtante Zineb Triki”
(Fabrice Leclerc – Paris Match)
”Tenant son récit dans la paume de sa main, Saleh retient la bride. Lorsqu’il la relâche, lorsqu’enfin il filme plein cadre ce dont est capable le pouvoir, le vrai visage de la dictature se dévoile dans toute son horreur. Une violence chirurgicale révoltante, qui laisse groggy et pose avec force la question : comment et pourquoi laisse-t-on s’installer le mal ?”
(Aurélien Allin – Cinemateaser)
Crédits photos : Copyright Yigit Eken – image fournie par le service de presse du Festival de Cannes