[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
D’une adolescente de treize ans, Alpha (Mélissa Boros), qui se retrouve subitement confrontée à une situation angoissante. Lors d’une soirée un peu trop arrosée, elle perd le contrôle et se réveille avec un “A” tatoué sur le bras. Problème, le tatouage a été fait de façon artisanale, avec une aiguille potentiellement souillée dont on ignore la provenance, et il ne tarde pas à s’infecter et à saigner. Comme la ville semble être en proie à une étrange pandémie, liée à l’émergence d’un virus transmissible par le sang, l’inquiétude grandit autour d’Alpha. A-t-elle contracté le virus ? Est-elle contagieuse ? Ses camarades de classe, cédant à la paranoïa collective, la rejettent et la fuient. Sa mère (Golshifteh Farahani), médecin, décide de la mettre en quarantaine le temps d’avoir les résultats des tests sérologiques. C’est le moment qu’Amin (Tahar Rahim), l’oncle d’Alpha, choisit pour réapparaître après plusieurs années d’absence. Lui est clairement séropositif, conséquence de plusieurs années de toxicomanie et de partage de seringues avec des porteurs du virus. Et il a même commencé à présenter les signes de la maladie mortelle que le virus finit par provoquer : la transformation progressive du corps en statue de marbre, des organes en pierre et du sang en terre battue, jusqu’à l’asphyxie et l’arrêt de la circulation sanguine. Amaigri, affaibli, il s’installe dans la maison et renoue peu à peu avec sa nièce.
Pourquoi on reste de marbre ?
Avec cette histoire à l’environnement apocalyptique et fantastique, Julia Ducournau évoque évidemment l’épidémie de SIDA qui a bouleversé le monde dans les années 1980 et 1990. A l’époque, le VIH était encore mal connu, source de peur, de rejet et de stigmatisation des malades. En l’absence d’une ébauche de traitement, il provoquait la mort de plus de 85% des séropositifs, dans les deux ans après apparition des premiers symptômes. Alors, forcément, le moindre contact avec une personne séropositive, la moindre plaie, le moindre symptôme suspect semait la panique.
La cinéaste, née au début des années 1980, a grandi au moment du pic de mortalité de la maladie, avant l’apparition des trithérapies, et à une époque où la peur du virus était forte, associant la sexualité à une forme de menace. Contrairement à ses parents, qui ont connu l’époque de la libéralisation des moeurs, sa génération a vécu avec la crainte permanente du VIH. On comprend qu’elle a été marquée par cette menace invisible, mais très forte, que l’on a hâtivement associée à des catégories spécifiques de la population, mises au ban de la société, et c’est sans doute l’une des raisons majeures qui l’ont poussée à raconter ce récit hanté par la maladie, la mort et l’ostracisation. Pourquoi pas ? Après tout, cette époque a traumatisé bien des cinéastes, qui ont perdu des proches, ont été eux-mêmes atteints, ont vécu dans la peur de ce virus d’abord inconnu, puis trop bien connu. Ceci a donné bien des oeuvres sur le sujet. Rien que cette année, les festivaliers ont pu découvrir La Misteriosa mirada del flamenco, sur le même thème. L’an dernier, Vivre, mourir, renaître a bouleversé la Croisette (à Cannes Première). Et avant cela, on se rappelle de 120 battements par minute, Grand Prix 2017 ou de Plaire, aimer et courir vite. Donc, rien n’interdisait à Julia Ducournau d’aborder elle aussi le sujet du SIDA, avec sa propre sensibilité, son propre univers visuel.
Si la cinéaste s’était contentée d’évoquer cette période sous l’angle fantastique/SF, en se focalisant sur l’exclusion des malades, ces corps différents, stigmatisés, on n’aurait probablement rien eu à redire.
C’est d’ailleurs ce qui donne les scènes les plus réussies du film, comme celle de la piscine, où l’eau chlorée se mêle au sang d’Alpha et provoque la panique chez les autres élèves, ou encore celles impliquant le professeur d’anglais (Finnegan Oldfield), d’abord confronté aux remarques homophobes de ses élèves lors d’une lecture de texte, avant qu’on le retrouve un peu plus tard à l’hôpital, au bras de son compagnon séropositif et déjà partiellement statufié. Là, Julia Ducournau réussit à restituer parfaitement le climat de l’époque, la stigmatisation des malades, et, par extension, des homosexuels, la peur panique de la contamination, pesant sur les rapports entre jeunes.
On trouve aussi très réussie la scène où les malades, tels des zombies, s’agglutinent devant l’entrée de la clinique pour être pris en charge rapidement, mais se heurtent à un vigile obtus ayant reçu des consignes absurdes, obligeant Golshifteh à intervenir pour que le serment d’Hippocrate puisse être respecté. A ce moment-là, on se dit que le film va se muer en réflexion sur les gestions de crises sanitaires récentes, le manque de moyens humains et matériels accordé à la santé publique, voire en hommage aux soignants, qui luttent au quotidien pour sauver des vies ou au moins rendre les souffrances supportables.
Hélas, au fur et à mesure, on comprend que la cinéaste ne s’intéresse pas tant que cela à l’aspect politique, et souhaite installer son récit dans un registre plus conventionnel de mélodrame familial, axé sur la relation entre Alpha et Amin. .
Elle semble vouloir faire pleurer les spectateurs à chaudes larmes tout en offrant à Tahar Rahim un prix d’interprétation masculine, un César ou un Oscar, grâce à ce personnage de malade en phase terminale, victime de ses années d’errance et d’addiction. Benoît Magimel a bien eu le César pour son rôle de cancéreux en phase terminale dans De son vivant, juste en restant alité, alors elle et son acteur, émacié, après avoir perdu 20 kg pour le rôle, peuvent espérer un sort identique pour cette performance autant dramatique que physique. Désolé, mais on n’adhère pas du tout au projet. Ce genre de chantage à l’émotion dégoulinant de pathos, appuyé de surcroît par une musique omniprésente à coups de violons, très peu pour nous. A plus forte raison si cela ne fonctionne pas. On reste étrangement à distance. Le film échoue à créer une véritable empathie. L’émotion ne prend pas. Comme si tout le dispositif tire-larmes alourdissait sérieusement une oeuvre déjà plombée par son sujet, assez anxiogène, et sa durée déraisonnable pour un synopsis aussi simple.
La seule vraie bonne idée de cette dernière partie, c’est de faire alterner deux époques. Celle du récit principal et une seconde, située quelques années plus tôt. Au contact d’Amin, à mesure que leur relation se développe et que la santé de ce dernier décline, Alpha se souvient peu à peu de certains moments de sa petite enfance et d’instants partagés avec son oncle. La structure nous invite à nous demander si la présence d’Amir aux côtés d’Alpha est réelle ou fantasmée, de l’ordre du souvenir ou du trauma. On peut très bien considérer que l’adolescente souffre d’un “syndrome du gisant”, qui, en psychologie analytique jungienne, désigne un cas où une personne, souvent un enfant, porte inconsciemment la mémoire d’un mort de sa famille, un ancêtre oublié ou occulté. Dans une famille où Amin semble avoir été tenu à l’écart, jugé comme infréquentable car drogué et malade, cela colle plutôt bien. La potentielle séropositivité d’Alpha vient réveiller les souvenirs, chez l’adolescente et/ou chez sa mère. C’est justement le moment où son oncle revient, de façon incongrue, comme pour hanter ses proches. L’hypothèse est d’autant plus séduisante que les gisants sont aussi des statues funéraires, figeant les défunts dans une posture d’éternité pour aider les vivants à se souvenir. Cela fonctionne bien avec les symptômes des malades, transformés complètement en statue de pierre quand ils poussent leur dernier souffle. Ils deviennent des vestiges d’une histoire, les pièces maîtresses d’un musée intime et psychanalytique, dans lequel leurs proches survivants semblent errer sans fin, incapables de faire leur deuil. Et tout l’environnement du récit semble faire écho à cet enfermement – l’appartement en quarantaine, les lieux clos, les éléments qui masquent le monde extérieur… – faisant du film une oeuvre sur le deuil, le souvenir et l’obligation de surmonter ses traumas pour avancer.
Dommage que l’ensemble du film soit aussi empesé et appuyé, car Julia Ducournau a assurément du talent et des idées, et sait composer des atmosphères singulières. On a l’impression qu’elle a eu du mal à surmonter la Palme d’Or reçue pour Titane et a voulu trop en faire. En épurant un peu le récit et en canalisant les effets mélos, elle aurait pu nous enthousiasmer et nous bouleverser. Là, on reste un peu de marbre.
Même Golshifteh Farahani en médecin dévouée, ne parvient pas à nous émouvoir. En revanche, on la veut bien comme médecin-traitant…
Contrepoints critiques :
“Film sur la peur de perdre ceux qu’on aime, sur les corps qui nous trahissent, sur les silences coupables et les traumas qu’on se transmet (comme des maladies), [le] film résonne donc bien au-delà de son ancrage 80s et des maladies de l’époque. Après la férocité cannibale de Grave ou la folie mécanique, trouble et transgenre de Titane, ce film aussi pétrifié que vivant marque en tout cas l’avènement d’une cinéaste en maîtrise.”
(Gaël Golhen – Première)
”Avec des acteurs investis mais embourbés dans une partition monocorde (hurler ou chialer, des fois en même temps), un scénario exaspérant et une mise-en-scène pédante et démonstrative, »Alpha » annihile tout impact émotionnel (et si ce n’était pas suffisant, la musique omniprésente finit par nous achever).”
(Christophe Brangé – Abus de ciné)
”Dans son très attendu troisième long-métrage, quatre ans après la palme Titane, la cinéaste tire la corde de son fétichisme doloriste, exploitant au passage les ravages des épidémies de sida et d’héroïne. Nul.”
(Didier Péron et Olivier Lamm – Libération)
”As Alpha’s family becomes increasingly isolated, the film’s ambition widens. Though the rhythms of this can take some getting used to, the resulting emotional payoff is more than worth your patience.”
(Chase Hutchinson – The Wrap)
Crédits photos : Copyright MANDARIN & COMPAGNIE KALLOUCHE CINEMA FRAKAS PRODUCTIONS FRANCE 3 CINEMA – Image fournie par le service presse du Festival de Cannes