De quoi ça parle ?
De Marcelo (Wagner Moura), qui est de retour à Recife après quelques années passées à São Paulo. Il cherche à fuir une menace dont les contours sont tout d’abord flous, mais que l’on devine sans peine au vu du contexte. L’intrigue se déroule en effet en 1977, alors que le Brésil est encore sous dictature militaire et que les intellectuels soupçonnés d’être des opposants au régime sont arrêtés, séquestrés voire assassinés sans vergogne. Marcelo cherche à se reconstruire et à retrouver son jeune fils, Fernando, qui était jusqu’alors sous la garde de ses grands-parents. Son contact, Elza (Maria Fernanda Cândido), lui a fourni une nouvelle identité et lui a trouvé un travail dans un bureau d’identification. Le temps d’organiser sa fuite vers l’étranger, Marcelo peut utiliser cette couverture pour essayer de trouver une trace de sa mère dans les archives locales. Pour éviter d’attirer l’attention des autorités, le quadragénaire est hébergé dans un foyer pour “réfugiés”, abri pour d’autres individus persécutés par le régime.
Mais Recife, malgré son cadre de vie agréable et l’ambiance insouciante du carnaval, n’est pas moins dangereuse que São Paulo. Les journaux comptent les cadavres trouvés durant les festivités et il est clair que le mal se cache moins derrière les masques traditionnels de diables que derrière les uniformes. La ville est infestée de policiers corrompus, de miliciens à la solde du régime, de truands et de tueurs à gages. Dans cet environnement hostile, Marcelo doit faire attention à chacun de ses faits et gestes.
Pourquoi on a envie de danser au carnaval de Recife ?
Six ans après avoir signé le décevant Bacurau, Kleber Mendonça Filho retrouve la compétition cannoise avec L’Agent secret, un film d’un tout autre calibre, qui entrelace finement différentes époques et différents genres – thriller, comédie noire, drame, fantastique – pour porter un récit à la fois intimiste et politique, doublé d’une formidable déclaration d’amour au cinéma.
Le cinéaste brésilien est né en 1968 à Recife et avait à peu près l’âge de Fernando, le fils du personnage principal, à l’époque où le film se déroule. Il était trop jeune pour tout comprendre de la situation de son pays, plongé dans la dictature. Ses souvenirs de l’époque sont probablement liés à des films qui l’ont marqué ou qui ont nourri son imaginaire. Aussi, il a choisi d’utiliser les codes du film noir, des récits d’espionnage, des thrillers de l’époque et même de films de terreur.
Fernando, lui, est fasciné par l’affiche du film de Spielberg, Les Dents de la mer. Il n’a pas encore vu le film, mais il est déjà traumatisé. Il passe son temps à dessiner des requins et fait des cauchemars récurrents impliquant des sélachimorphes. Cette terreur est sans doute amplifiée par les titres des journaux, qui jouent la carte du sensationnel pour décrire des faits divers sordides ayant lieu dans la ville.
L’une des scènes marquantes de L’Agent secret suit Euclides (Robério Diógenes), le chef du commissariat local, appelé à la morgue suite à une découverte macabre. Dans la gueule d’un requin, pêché le matin même, on a retrouvé une jambe humaine, poilue et tatouée. L’animal et le membre coupé ont été envoyés à la morgue, pour essayer de comprendre ce qui a pu se passer. Mais la quête de vérité est biaisée. Euclides et sa bande connaissent bien le propriétaire de cette jambe, puisque ce sont eux qui l’ont assassiné. Ils ont jeté le cadavre à la mer pour le faire disparaître, sans se douter qu’un requin viendrait déjouer leur plan.
Euclides est l’un des personnages importants du récit, puisqu’il officie tout près du bureau d’identification. Il se prend de sympathie pour Marcelo, qui, dans sa situation, se serait bien passé d’un protecteur aussi dangereux. On sait que le policier est capable de commettre des meurtres, qu’il travaille pour un régime oppressant, et est sans doute corrompu jusqu’à la moelle. Un peu comme Quinlan, le personnage joué par Orson Welles dans La Soif du mal. On découvre, dans une autre séquence marquante, qu’il est aussi proche de Hans (Udo Kier) un allemand étrange qui “collectionne les cicatrices”. Il pourrait être un ancien nazi venu en Amérique du Sud pour échapper aux procès d’après-guerre, rappelant des thrillers des années 1970 comme Marathon Man ou Ces Garçons qui venaient du Brésil, ou, au contraire, une victime de la barbarie, un Juif-Allemand qui a fui son pays sous le joug des nazis. En tout cas, il montre bien que Euclides est un sale type, qui terrorise même ses “amis”.
Mais il n’est pas le seul danger pour Marcelo. On découvre dès le premier plan que la ville est violente et que la police a d’autres choses à faire que d’élucider des meurtres. Alors qu’il approche de Recife, Marcelo s’arrête faire le plein à une station service que les autres automobilistes semblent éviter. Et pour cause : un cadavre déposé devant la boutique se décompose au soleil. Le propriétaire des lieux attend vainement que les autorités viennent effectuer les constatations de routine et emmener le corps à la morgue. Et quand débarque finalement une voiture de police, ses occupants préfèrent contrôler le véhicule de Marcelo, à qui ils essaient de soutirer un pot-de-vin, ou plutôt une “donation”.
La ville grouille de figures inquiétantes, qui semblent tout droit sortis de polars ou de films d’espionnage de différentes époques : policiers, militaires, truands et tueurs. On pense à des films d’Hitchcock, Lang ou Siodmak, mais aussi à des thrillers paranoïaques des années 1970, comme Les Trois jours du Condor ou A cause d’un assassinat.
L’Agent secret accumule les références cinématographiques car les souvenirs d’enfance du cinéaste sont plus associés à des oeuvres, des séquences cultes, qu’à une ambiance politique et un climat funèbre. Mais ces souvenirs sont forcément contaminés par la conscience qu’a le cinéaste, aujourd’hui adulte et politiquement engagé, de la brutalité de la dictature militaire qui a gouverné son pays pendant plus de vingt ans, de 1964 à 1985. Alors Kleber Mendonça Filho accumule aussi des allusions à un climat d’oppression, d’injustice, de violence et de mort. Il dépeint un état policier autoritaire et corrompu, servant une classe bourgeoise dominante ou ses propres intérêts, au détriment du peuple. Et il décortique les mécanismes du fascisme : population sous surveillance constante, liberté de circuler et d’évoluer restreinte, répression des opposants, persécution des individus “différents” (migrants, minorités ethniques, homosexuels, handicapés…).
Fonctionnaire, universitaire, intellectuel étiqueté à gauche, Marcelo coche toutes les cases du potentiel rebelle au régime et est ennuyé pour cela. Sa femme aussi était dans le collimateur du régime. Elle a probablement payé le prix fort sa prise de parole virulente contre un des sbires d’Emílio Garrastazu Médici et d’Ernesto Geisel, même si, officiellement, elle serait morte d’une pneumonie.
S’il avait été cinéaste à cette époque, Kleber Mendonça Filho aurait lui aussi été persécuté. Aussi, quand le candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro est arrivé au pouvoir, avec un programme autoritaire et ultralibéral inspiré par les putschistes de 1964 – qu’il ne considère pas comme des dictateurs – et une volonté de démantèlement de la politique culturelle, le réalisateur a préféré quitter le pays et s’installer en France, où il a écrit le scénario de L’Agent Secret.
Alors forcément, ce récit doit aussi être vu comme une critique de la politique du Brésil sous l’ère Bolsonaro – heureusement éphémère – et de la menace que font peser tous les mouvements extrémistes sur les démocraties, en Amérique du Sud ou ailleurs.
Le symbole le plus emblématique de cette volonté de traiter la politique d’hier et d’aujourd’hui est ce curieux chat qui rôde dans le refuge. Un félin “siamois”, non par sa race, mais par sa particularité physique, puisqu’il a deux têtes. Au début, on pensait y voir un symbole de duplicité, indiquant la présence d’agents doubles, de traîtres. Ou encore une chimère bicéphale – une tête pour la bourgeoisie méprisante et une autre pour les militaires brutaux. Mais la structure du film évoque plutôt Janus, cette figure mythologique aux deux visages, l’un qui regarde vers le passé et l’autre vers l’avenir. L’Agent secret, justement, se joue sur plusieurs époques. Si l’essentiel de l’intrigue se déroule en 1977, elle ne reste pas bloquée dans le passé. A plusieurs moments, le film effectue un saut temporel à notre époque, racontant l’histoire de Marcelo à travers l’enquête de journalistes cherchant à retracer son parcours. Et c’est aussi dans le monde contemporain que le film trouvera son dénouement, après une ellipse audacieuse et brutale.
C’est ainsi que la véritable thématique du film éclate enfin. La quête de Marcelo pour retrouver des éléments concrets sur sa mère, l’histoire de sa femme, l’enquête des journalistes sont mues par une même volonté : retrouver les vestiges d’un passé volontairement enfoui, les traces d’individus que les tyrans ont cherché à faire disparaître totalement, effaçant toute preuve de leur passage sur terre. Des investigations semblables au combat d’Eunice Paiva dans Je suis toujours là, de Walter Salles, sorti l’an dernier. Les autorités brésiliennes ont bien travaillé pour dissimuler leurs crimes, et, hélas, il n’y a pas toujours de requin pour faire remonter la vérité à la surface…
En revanche, il y a le cinéma ! Il permet d’aborder cette époque en la réinventant, en la dynamitant, avec quelques séquences délirantes – comme le retour de la jambe coupée, pour un moment aussi irrésistible qu’inattendu. Il redonne corps aux victimes de la dictature brésilienne, ceux que les autorités ont cherché à faire disparaître. Enfin, il aide à diffuser les témoignages des opprimés, des victimes de la dictature, comme dans cette superbe séquence, au coeur du film, où les réfugiés se racontent leurs histoires, leurs parcours. Oui, le cinéma permet de rétablir la vérité, de témoigner des atrocités du passé. A condition, bien évidemment, que les salles existent encore pour les projeter. La dernière scène, sublime, montre ce qu’est devenu le cinéma où Fernando a forgé sa cinéphilie, un établissement médical dont la symbolique peut aussi être multiple – lieu de vie ou froid constat de la victoire d’un réel déprimant sur un imaginaire foisonnant.
Kleber Mendonça Filho, lui, est toujours là, remonté à bloc. Il est au sommet de son art et démontre toute sa palette technique : plans fixes lancinants, plans-séquences virtuoses, moments d’humour et de poésie pour alléger la tonalité d’ensemble, audaces narratives et montage rythmé. On peut compter sur lui pour faire des films qui luttent contre les injustices et la barbarie, bottant les fesses des tyrans même à coups de jambe coupée. Il se livre à sa façon, avec son âme d’enfant. Et cela donne un film atypique, fascinant et brillant.
Contrepoints critiques :
”L’Agent secret, dans une logique inflationniste, s’embarrasse d’éléments disparates plus ou moins superflus (une pénible visite chez un tailleur juif-allemand incarné par Udo Kier, ou encore les visions horrifiques produites par un curieux fait divers devenu légende urbaine). Mais il parvient tout de même à bâtir une fresque avec une poignée d’idées.”
(Marin Gérard – Critikat)
”Un bel exercice de style, un objet de pop culture en soi (Spielberg n’est pas convoqué par hasard) peut être pas aussi impactant que ce qu’il aurait pu, s’il était parvenu à inscrire ce récit dans une logique plus implacable historique, s’il avait contenu des révélations historiques et non uniquement des résolutions de scénario”
(Frédéric Rougeot – Le Mag Cinéma)
”Expert en préparation cryptique du terrain, le cinéaste brésilien fait résonner sa voix unique en amalgamant magistralement tous les chants de son choeur de personnages. Masquant longtemps l’émotion, sous un masque formel de divertissement et d’hommage à l’héritage du 7e art, le film se révèle une pièce de choix dans le musée de la mémoire meurtrière du Brésil.”
’Fabien Lemercier – Cineuropa)
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