[Cannes 2025] “Eddington” d’Ari Aster

Eddington[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

D’un simple différend qui dégénère, se transforme en une profonde rivalité, une joute électorale où tous les coups sont permis et un vrai carnage.
Le récit se déroule en 2020 à Eddington, petite ville (fictive) du Nouveau Mexique, en plein pendant la crise du COVID-19. Le maire, Ted Garcia (Pedro Pascal) a pris, comme beaucoup d’édiles, des mesures de couvre-feu, de distanciation et a rendu le port du masque obligatoire dans les lieux collectifs. Ceci génère quelques tensions au supermarché, où un client refuse de se plier aux règles. Alors forcément, le shérif local, Joe Cross (Joaquin Phoenix) est appelé pour rétablir l’ordre. Mais au lieu de cela, il prend fait et cause pour le client récalcitrant. Joe est lui-même hostile au port du masque, à cause de son asthme chronique, et il estime que les mesures sanitaires prises sont absurdes, surtout dans ce coin paumé de l’état, où aucun cas n’a été recensé. Quand le maire intervient à son tour, le ton monte rapidement entre les deux hommes, qui ont déjà un passif à régler.
Suite à l’altercation, Joe décide de se présenter aux élections contre l’élu, et entame une campagne dénigrant systématiquement le bilan de Ted, qui ne tarde pas à répliquer en ciblant le laxisme du shérif. Plus les élections approchent et plus la rivalité se transforme en haine, faisant monter la tension en un crescendo insupportable.

Pourquoi on est divisés ?

L’idée de départ est plutôt astucieuse. Ari Aster part d’un postulat apparemment anodin — une querelle entre deux hommes ordinaires, le maire et le shérif d’un bled paumé, pour en faire un récit bien plus ample, qui cristallise tous les maux des Etats-Unis d’aujourd’hui. Très vite, cette altercation se mue en affrontement politique, scindant la ville en deux camps aussi irréconciliables que les Républicains et les Démocrates à l’échelle du pays. Le film capte avec acuité la manière dont le tissu social américain, déjà fragilisé, devient le terrain d’expression de mouvements radicaux : milices armées, activistes d’extrême droite, militants antifa, écologistes radicaux, ou encore soutiens du mouvement Black Lives Matter, qui est né pile à cette époque, après l’assassinat de George Floyd par un policier à Minneapolis. Chaque groupe projette sur l’opposition des deux hommes ses propres obsessions, transformant cette simple dispute de voisinage en chaos.
La radicalisation s’accélère sous l’effet des réseaux sociaux, qui attisent les haines, propagent rumeurs et fake news, et brouillent toute tentative de retour au réel. Et ce n’est pas tout. À la polarisation idéologique et à l’emballement médiatique s’ajoutent des ramifications plus troubles encore — rumeurs de réseaux pédophiles, intervention de gourous manipulateurs, de complotistes de tout poil et autres figures délirantes. Tout concourt à montrer un pays en perte de repères, luttant pour essayer de démêler le vrai du faux, le bien du mal, et surtout à rester uni autour de ses valeurs fondamentales.

Mais il est vrai que ces valeurs sont trompeuses. Le cinéaste s’ingénie à mettre à mal l’image idéalisée de l’Amérique. Il réactive les codes du western, convoque des personnages amérindiens (le policier de la réserve indienne, l’un des antagonistes de Joe Cross) pour rappeler que l’histoire des États-Unis s’est construite dans la violence, l’expropriation et les “deals” inéquitables — afin de faire remonter à la surface la culpabilité fondatrice de la nation. Il parle d’un capitalisme décomplexé, qui ne prend en compte ni l’impact humain, ni l’impact environnemental, et qui s’appuie sur de la corruption et de la manipulation – le projet d’implantation de Data Centers dans le désert, sur des terres sacrées pour les amérindiens. Et il montre que le droit constitutionnel de porter une arme peut avoir des conséquences catastrophiques. Enfin, il piétine allégrement la valeur “famille”. Celle de Joe est proche de la rupture, entre une femme marquée par les traumas et un brin paranoïaque (incarnée par Emma Stone) et une belle-mère (Deirdre O’Connell) qui passe son temps à le dénigrer.
Là encore, toutes les situations, tous les personnages, viennent constituer les strates d’un récit au vitriol, miroir d’une Amérique au bord de l’implosion.

Mais à vouloir tout embrasser, Eddington finit par se disperser. Long de 2h25, le film souffre de quelques problèmes de rythme. Certaines scènes s’étirent inutilement, d’autres s’enchaînent sans que les enjeux aient eu le temps de s’installer et les ruptures de ton sont parfois déstabilisantes. Chacune des sous-parties aurait gagné à être plus concise.
On aime la mise en place, qui utilise malicieusement la crise du Covid-19 comme point de départ de la discorde. On aime également beaucoup le coeur du film, du moins le crescendo de tension entre le shérif et le maire, porté par un humour grinçant et noir façon Fargo ou Three Billboards, qui culmine en un point de non-retour glaçant. Mais on trouve que la dernière partie, où tout bascule dans un affrontement grand-guignolesque, dilue le propos au lieu de la sublimer. Aster s’amuse à lâcher les chevaux, à accélérer le récit comme il l’avait fait dans le final de Midsommar, pour provoquer un déferlement de folie. Mais ce revirement se fait au détriment de la clarté narrative et, trop étiré, finit par lasser. Reste une idée forte : la description d’un chaos américain où la paranoïa collective finit par faire sombrer les individus dans la folie meurtrière et faire plonger la civilisation américaine dans le précipice, comme les bisons qui se jettent dans le vide, sur la belle affiche du film.

Ari Aster s’est sans doute fait plaisir en déroulant ce récit foisonnant, qui oscille entre comédie noire, thriller, western et brûlot politique cinglant. Mais en sortie de projection cannoise, les spectateurs ne sont pas tous aussi comblés. Certains apprécient le film pour son autopsie d’une Amérique “trumpienne” divisée comme jamais, dans un contexte anxiogène – dérèglement climatique, virus meurtriers et autres prophéties apocalyptiques… –  D’autres se régalent des numéros d’acteurs, notamment celui de Joaquin Phoenix, sorte de Big Lebowski qui aurait vrillé et viré nihiliste, ou du final déjanté et gore. Mais une bonne partie du public a trouvé l’ensemble trop bavard, trop confus et trop long pour convaincre pleinement.
C’est ce qui s’appelle une salle divisée. Aïe, comme les partisans de Joe et Ted…  Mais pas de panique, c’est assez fréquent à Cannes. Tant que personne ne se tire dessus, ça devrait aller.

Contrepoints critiques :

”C’est toute la force d’Ari Aster que de continuer à remodeler l’horreur au cinéma. Son terrain horrifique préféré n’est pas surréaliste ou fantastique, il est pleinement ancré dans notre réalité à travers nos angoisses (intimes et universelles). Il n’est plus question d’un simple mauvais rêve dont on peut se réveiller, mais d’un véritable cauchemar à ciel ouvert, avec lequel on joue (in)consciemment, qu’on observe sans broncher ou alimente volontairement. Si ça ce n’est pas de l’horreur…”
(Alexandre Janowiak – Ecran Large) 

“Au cours d’une dernière heure qui gravite de l’absurde à l’hyperviolence, le jeu de massacre embarque le spectateur dans une sorte de Rambo version MAGA dont personne ne sort indemne. C’est admirablement exécuté, au propre comme au figuré. Ce qui est quelque part problématique. Le cinéaste a beau prôner le dialogue et la réconciliation en conférence de presse, son film n’est vraiment convaincant que lorsqu’il se résout à ce que le cinéma américain sait faire de mieux : sortir les gros flingues et tout détruire dans un bain de sang… sans jamais questionner l’appétit de l’Amérique pour l’autodestruction.”
(Jérôme Vermelin – TF1 News)

”Si le résultat peut sembler un poil boursoufflé, le film embrassant tellement de sujets qu’il semble par moment partir dans tous les sens, on apprécie la folie qui se dégage de l’ensemble, et l’humour qui en résulte”
(Nicolas Colle – Bulles de culture)

Crédits photos : Copyright A24 Film – images fournies par le service presse du Festival de Cannes