[Cannes 2025] “La Petite dernière” de Hafsia Herzi

la petite derniere 2[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

De Fatima (Nadia Melliti), une adolescente de dix-sept ans. Petite dernière d’une famille soudée, elle marche sur les traces de ses deux soeurs aînées et s’apprête à obtenir brillamment son baccalauréat, comme ces dernières. Elle est aussi une musulmane convaincue, qui ne porte pas le voile, mais fréquente la mosquée, fait ses ablutions et ses prières, respecte les préceptes religieux et honore sa famille. Humble et discrète, elle fait la fierté de sa mère et de son père. Un peu moins celle de ses soeurs, qui la taquinent souvent parce qu’elle ne met pas assez en valeur sa féminité. Il est vrai que Fatima est assez différente des autres filles de son âge. Elle ne se maquille pas, porte des vêtements amples, des couleurs assez neutres. Elle joue au football plutôt que de pratiquer la danse classique. Et elle traîne uniquement avec des garçons, sa bande de potes, dont elle écoute les histoires graveleuses et les mythos sans jamais sourciller. Bref, c’est un vrai “garçon manqué”.
C’est sans doute pour cela que l’un de ses camarades, lors d’une dispute avec sa bande, la traite de “lesbienne”. D’habitude assez réservée et calme, Fatima sort de ses gonds et s’en prend à lui. Le gamin a visé juste. Fatima est en plein doute sur sa sexualité. Elle a bien un petit ami, qui lui parle déjà de mariage et d’enfants, mais elle ne rêve que de prendre ses distances. Elle prétexte devoir se concentrer sur ses études pour espacer leurs rendez-vous et envisage très sérieusement de rompre.
Depuis quelque temps, Fatima se sent davantage attirée par les filles, sans vraiment se l’admettre.
Le fait de quitter le lycée pour découvrir les bancs de la fac de philosophie vont l’amener à s’émanciper et à chercher à assouvir sa curiosité. Fatima s’inscrit sur une application de rencontres entre filles uniquement et découvre pleinement ses préférences sexuelles et amoureuses, d’abord de façon assez maladroite, puis de façon plus assumée. Mais elle connaît aussi ses premières véritables déceptions sentimentales. Elle doit traverser ces épreuves quasiment seule, car elle s’interroge sur la compatibilité de cette orientation sexuelle avec son environnement. Elle aimerait trouver le réconfort dans sa religion, mais cette dernière considère l’homosexualité comme un péché. Ses amis de lycée ne seront pas d’une grande aide, puisqu’ils ont visiblement un peu de mal à appréhender le sujet. Quant à sa famille, qui repose sur un schéma hétéronormé classique, elle n’ose même pas lui avouer qu’elle est lesbienne. Elle ne comblera jamais les rêves de ses parents, qui l’imaginent mariée et mère de plusieurs enfants.

Pourquoi on a envie de faire partie de la famille ?

Le thème de l’homosexualité féminine n’est pas nouveau. L’idée d’un récit initiatique autour de la découverte de sentiments pour une personne du même sexe non plus. On pourrait citer certains films de Céline Sciamma (La Naissance des pieuvres, Tomboy), Pawel Pawlikowski (My summer of love), Lukas Moodysson (Fucking Åmål), Jamie Babbit (But I’m a cheerleader) ou encore La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche – l’un des mentors de Hafsia Herzi. Mais aborder ces thèmes dans le cadre de la religion musulmane, c’est moins fréquent. Hormis En secret de Maryam Keshavarz, dont l’histoire a pour cadre la très conservatrice société iranienne, et Rafiki de Wanuri Kahiu, présenté à Un Certain Regard en 2018, peu de films ont pu toucher un large public, en dehors des festivals de cinéma LGBTQ+. Et dans la littérature, on ne connaît pas beaucoup d’exemples non plus, hormis le roman autobiographique dont La Petite Dernière est tiré (1). Hafsia Herzi en tire une adaptation  réussie, toute en délicatesse et en pudeur.

Il faut dire que la cinéaste a beaucoup appris aux côtés des grands réalisateurs et grandes réalisatrices avec qui elle a collaboré –  Abdellatif Kechiche, Alain Guiraudie, Bertrand Bonello, Sylvie Verheyde, Raja Amari – et qui ont tous abordé les thèmes de la sexualité ou de l’adolescence avec plus ou moins de subtilité, et qu’elle a elle-même démontré, dans ses précédents longs-métrages (Tu mérites un amour, Bonne mère) une grande finesse psychologique.
Ici, Hafsia Herzi a la bonne idée de rester constamment centrée sur le personnage principal, qu’elle accompagne avec beaucoup de bienveillance. Actrice elle-même, et au sommet de son art (2), elle parvient à tirer le meilleur de Nadia Melliti, sa jeune interprète principale. La cinéaste avait quasiment l’âge de cette dernière quand son talent a été révélé au grand public, dans La Graine et le mulet, avec une scène de danse du ventre mémorable. Ici, rien de tout cela, car Nadia Melliti semble avoir un tempérament plus réservé, moins volcanique que celui de Hafsia Herzi. A la place, quelques scènes amusantes, comme la première rencontre de Fatima avec une lesbienne expérimentée, qui l’ouvre à tout un monde de plaisirs – et de pratiques exotiques – ou de beaux moments, comme la discussion avec l’imam ou la scène finale, sublime, où la jeune femme essaie, fébrile et angoissée, d’avouer à sa mère son homosexualité. La caméra réussit à mettre la jeune actrice en valeur, filmant son éclosion comme celle du personnage, avec beaucoup de tendresse.

Il y a une grande douceur dans la façon de filmer, pour capter des petits instants fragiles, où l’émotion passe dans les regards, dans les gestes. C’était déjà très prégnant dans Bonne mère, formidable portrait de femme primé lors de l’édition 2021 d’Un Certain Regard. Ca l’est encore dans La Petite dernière. La cinéaste privilégie cette façon de faire pour toucher le spectateur. Elle se refuse à utiliser les grosses ficelles mélodramatiques, les afféteries de mise en scène, les effusions dopées aux violons.
Le film est concentré (1h46) et va à l’essentiel. Il est sobre, franc et direct, et ne garde que ce qui est important.
D’aucuns l’ont trouvé trop sec, trop brut. On le trouve au contraire parfaitement ciselé, de façon à faire affleurer l’émotion et rendre les personnages attachants. D’autres l’ont qualifié de “scolaire” et “consensuel, évitant les sujets qui fâchent”. Pas d’accord. Certes, il n’y a pas beaucoup de folie dans la mise en scène, pas de narration complexe et morcelée, mais c’est le récit qui veut cela. L’adaptation de ce récit initiatique nécessitait cette approche sobre et intimiste, aussi sage et doux que le personnage. Chercher à coller au style très personnel de Fatima Daas aurait probablement été voué à l’échec. Ce qui importe à la cinéaste, c’est de montrer le trouble qui gagne le personnage, confrontée à la découverte de son homosexualité dans un environnement où elle est encore tabou, même si la société évolue. Il n’y a pas de “sujet qui fâche”, juste des idées reçues qui empêchent l’expression des sentiments, qui bloquent le dialogue.

Le cinéma de Hafsia Herzi combat les stéréotypes d’une manière générale, notamment ceux associés aux personnes d’origine maghrébines, aux banlieues, aux quartiers populaires difficiles. Ici, la banlieue n’est ni grise, ni déprimante. La vie dans la famille de Fatima est heureuse. Il n’y a pas d’échec scolaire au sein du foyer. Le père est distant, mais aimant. La mère est une figure positive, véritable phare du foyer. C’est une vision idéaliste ? Peut-être, mais nécessaire pour s’opposer aux innombrables oeuvres qui dépeignent la banlieue comme un enfer sur Terre, qui montrent des personnages en proie à la misère, la délinquance et la dépression. Cela ne veut pas dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles – la cinéaste n’éludait pas les problèmes dans Bonne mère – mais à force de présenter toujours les choses de la même façon, il y a le risque de créer des clichés négatifs, qui ont tendance à bloquer tout dialogue, tout rapprochement, et qui génèrent de l’intolérance.

Il en va de même pour la religion. Dès qu’on parle d’Islam, l’imaginaire collectif occidental lui associe les termes “intolérance”, “oppression des femmes”, “refus de la modernité”, ou pire “violence” et “intégrisme”. Des clichés négatifs et anxiogènes. Si Hafsia Herzi avait été “scolaire” et “consensuelle”, elle aurait choisi d’opposer frontalement son personnage à un représentant de la religion musulmane, pour dénoncer sa rigidité morale. Mais quel intérêt? Et pour quelles conséquences ?
Au contraire, elle choisit de faire dialoguer Fatima et l’imam de sa mosquée. Ce dialogue a bien lieu, même s’il est teinté de gêne des deux côtés. Il y a des textes (interprétables), des dogmes (que l’on peut contourner), et des valeurs (avec lesquelles il est important d’être en phase). Cet échange permet à la jeune femme d’accomplir un pas de plus vers son épanouissement personnel et au dignitaire religieux l’assurance de garder au sein de la communauté l’une de ses fidèles.
Dans le récit de Daas, il y avait aussi la volonté de montrer qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre sa foi religieuse et son orientation sexuelle, même si cela peut paraître parfois contradictoire. Cela ne veut bien sûr pas dire que toutes les personnes sont tolérantes et ouvertes. Mais la conciliation n’est pas impossible. Il faut juste surmonter les préjugés, les idées reçues, et écarter les peurs qui paralysent.

La plus grande peur de Fatima, justement, ce n’est pas la compatibilité de son homosexualité avec la religion. C’est d’être rejetée de la cellule familiale, de décevoir ses soeurs, son père et surtout sa mère. Pourtant, on sent bien qu’elle l’aimerait telle qu’elle est, qu’elle accepterait sa différence. Peut-être même a-t-elle déjà deviné les tourments qui la rongent. Là encore, la clé est le dialogue, la dissipation des peurs et des idées reçues.
La Petite dernière invite totalement à cela. Les jeunes femmes dans la même situation que Fatima trouveront sans doute un peu de réconfort dans ce film qui dépeint avec finesse le trouble qu’elles ressentent. Les personnes ayant des idées reçues sur l’homosexualité en ressortiront peut-être plus tolérantes et plus ouvertes.

(1) : “La Petite dernière” de Fatima Daas – éd. Le Livre de Poche
(2) : César de la Meilleure Actrice 2025 pour
Borgo

Contrepoints critiques :

”La Petite Dernière de Hafsia Herzi relate assez paresseusement le coming out d’une musulmane lesbienne, malgré une jolie tendresse. Scolaire et consensuel.“
(Luc Hernandez – La Tribune de Lyon)

”Avec La Petite Dernière, [Hafsia Herzi] signe une œuvre bouleversante, sa plus aboutie à ce jour, et donne voix à une génération en quête de reconnaissance et de liberté, nous laissant les yeux plein de larmes à l’issue de la projection.”
(T.P. – Le Bleu du Miroir)


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