[Cannes 2025] “Sirât” d’Oliver Laxe

Par Boustoune

[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

D’une « after » mouvementée…
Le film débute au pied de l’Atlas marocain, dans une zone désertique où se tient une rave-party. Les fêtards se trémoussent sur des rythmes électro, en transe, sous l’effet combiné des psychotropes et de l’alcool, prêts à danser jusqu’au bout de la nuit ou jusqu’à la fin du monde. Deux personnages tranchent dans cette faune noctambule : Luis (Sergi López), un quinquagénaire fatigué, et Esteban (Bruno Núñez), son fils de douze ans. Ils sont à la recherche de Marina, la soeur aînée de l’adolescent. Un an auparavant, elle est partie assister à une rave similaire, et n’a depuis pas donné de nouvelles à ses proches. Comme elle est majeure, les autorités ont refusé d’ouvrir une enquête. Alors, Luis a décidé de partir lui-même sur ses traces. Des personnes lui ont dit qu’elle assisterait probablement à cette fête, alors il interroge tous les participants un par un, montrant un cliché de la jeune femme. En vain. Les seuls qui lui redonnent un mince espoir de la retrouver sont des marginaux, éclopés de la vie ou estropiés tout court, qui ont décidé d’oublier leur handicap en sillonnant le monde d’une rave à l’autre. Ils lui indiquent qu’une autre fête doit se tenir dans le désert, au sud du pays, à la frontière de la Mauritanie. Si la jeune femme a adopté le même mode de vie qu’eux, nomade et en quête perpétuelle de son, elle a de grandes chances de s’y trouver.
Quand les autorités mettent brutalement fin à la fête, le petit groupe prend la fuite dans l’Atlas, à bord de deux camionnettes, et roule vers la prochaine rave. Luis et Esteban leur emboîtent le pas, conscients qu’il s’agit probablement de leur dernière chance de retrouver Marina.
Luis et Esteban apprennent à connaître Stephy (Stefania Gadda), Tonin (Tonin Janvier), Josh (Joshua Liam Herderson), Jade (Jade Oukid) et Bigui (Richard Bellamy), plus ouverts et généreux que leurs dégaines de punk postapocalyptiques laissent à paraître. Cela les aide tout d’abord à surmonter les premières difficultés du parcours. Mais plus ils avancent au coeur de l’Atlas, plus la route s’avère périlleuse.

Pourquoi on est au Paradis ?

À la sortie de la salle, le sentiment était pour le moins contrasté. Difficile de dire si l’on a véritablement aimé le film tant ce voyage hors normes nous a traversé d’émotions contradictoires. Par moments, on se laisse happer par la musique, les corps en mouvement, la puissance des paysages ; à d’autres, on s’ennuie franchement, épuisé par cette errance sans direction claire et ce martèlement techno qui finit par saturer les sens. Et puis il y a ces virages narratifs brutaux, ces quelques scènes qui ont remué l’ensemble du public. Rares sont les films qui procurent une telle émotion collective, l’impression que toute la salle vibre à l’unisson. Dans Sirât, il y a au moins une scène qui procure une sensation de sidération générale, un point de bascule du récit au sens propre, qui fait entrer ce road-movie assez classique de prime abord dans une tout autre dimension. Toute la dernière partie est complètement dingue. A la langueur succède une tension soudaine, à l’atonie dépressive une grâce inattendue, à la contemplation une poussée d’adrénaline.
Après quelques heures de maturation, à mesure que l’on commence à digérer et à analyser le film d’Oliver Laxe, ce sont surtout ces éclats, ces secousses, que l’on retient — en parfaite résonance avec le fond du propos. Car, loin d’être un exercice formel vain, Sirât est une œuvre dense, portée par une symbolique marquante et imprégnée de mysticisme.

Le préambule, qui explicite le titre du film, donnait quelques clés de compréhension : pour les Musulmans, le “Sirât” ou “Aṣ-Ṣirāṭ” est un passage entre la vie et la mort, un pont qui surplombe l’enfer, “aussi fin qu’un cheveu et aussi tranchant qu’une épée”, qui peut conduire au Paradis ou, au moindre faux pas, vous piéger en enfer. C’est une épreuve qui n’est pas directement citée dans le Coran, livre sacré dans lequel le cinéaste affirme puiser force et apaisement, mais qui est évoquée dans la sourate Maryam (19:71-72) : « Il n’y a personne parmi vous qui ne passera pas par l’Enfer : c’est, de la part de ton Seigneur, une décision irrévocable. Puis Nous sauverons ceux qui étaient pieux, et Nous y laisserons les injustes agenouillés. » ainsi que dans plusieurs hadiths sahihs – paroles du prophète Muhammad rapportées par des témoins et considérées comme authentiques.
« Le pont est suspendu au-dessus de l’Enfer (…). Les croyants le traverseront rapidement, comme l’éclair ou le vent ; certains à la vitesse d’un cheval rapide, d’autres à celle d’un chameau, d’autres encore à celle d’une vache. Quant aux pécheurs, ils tomberont dans l’Enfer. » (Sahih Al Boukhari – Livre de la Résurrection, Hadith n° 7517 ou 5779, selon la numérotation).
La traversée du sirât est associée à l’idée du “Jugement dernier” (ou “Jour de la Résurrection”, “Yawm al-Qiyamah”) et à l’entrée accordée ou non au Paradis (Jannah).
”Puis, quand d’un seul souffle, on soufflera dans la Trompe,
et que la terre et les montagnes seront soulevées puis tassées d’un seul coup;
ce jour-là alors, l’Evénement se produira,
et le ciel se fendra et sera fragile, ce jour-là.”
(sourate Al-Haaqqa 69 : 13-16)

On peut donc prendre le film au sens littéral et coranique, considérer que tout le groupe de personnages est décédé et chemine vers un paradis supposé – cette fameuse rave party au bout du monde – à condition de pouvoir traverser le sirât. L’idée est plus que plausible, car après tout, les rares informations entendues à la radio font état d’évènements internationaux graves, potentiellement d’un conflit généralisé. Aujourd’hui, un tel conflit tournerait probablement, à un moment ou l’autre, à une apocalypse nucléaire. Les sons entendus au tout début du film, mélange de sirènes d’alerte et de grondements semblant issus des tréfonds de la terre ou du coeur des montagnes, peuvent aussi bien symboliser un déluge de bombes nucléaires que la trompe évoquée dans la sourate plus haut, annonçant le jugement dernier. Dès lors, le parcours semé d’embûches est là pour éprouver l’âme des personnages et la juger digne ou non d’aller au Paradis.
Après, on ne peut vraiment dire quels personnages vont aller au bout du parcours, d’autant que celui-ci semble assez interminable. On peut d’ailleurs voir le dénouement comme un aboutissement ou, au contraire, une errance infinie, qui constituerait le véritable enfer.

Pour les spectateurs de peu de foi, ou ceux qui ne sont pas versés sur la religion, une autre lecture est possible, plus psychanalytique. Ce voyage peut être vu comme le voyage intérieur de Luis, homme complètement détruit par la disparition de sa fille, et enfermé dans son obsession dévorante de la retrouver. Il passe par différentes phases, le déni, l’obstination, avant, finalement d’accepter, de faire son deuil et de réapprendre à avancer, pour pouvoir retrouver la société.

Enfin, tout simplement, le film peut être vu comme une parabole sur l’existence. Nous vivons tous sur une planète gigantesque, surpeuplée, composée de milliards d’individus, mais nous n’interagissons qu’avec une très faible proportion d’entre eux : notre famille de sang, au moins pour un temps, et notre famille de coeur, celle que l’on se choisit, comme les cinq fêtards, inséparables. Et encore, nous sommes le plus souvent seuls face à l’adversité. Comme les personnages, nous sommes plus ou moins attentifs à ce qui se passe dans le monde, mais nous nous concentrons généralement sur nos petits problèmes. Nous rencontrons des difficultés, des obstacles à franchir, d’autres insurmontables, mais nous cherchons toujours à avancer, coûte que coûte, toujours en quête de choses vitales – l’eau, la nourriture, le carburant physique ou psychologique. A un moment, tout finira par s’arrêter. De façon naturelle ou plus cruelle. Et les autres humains qui nous accompagnent sur le chemin, pour un petit moment, continueront d’avancer jusqu’à ce que sonne à leur tour leur heure.

En sortant de la salle, on continue d’avancer nous aussi, mais un peu secoués, un peu hagards. Sirât est une oeuvre hors norme, puissante et envoûtante. Tous les spectateurs n’y seront sans doute pas sensibles. D’autres auront beaucoup de mal à encaisser le choc – on préfère prévenir. Mais le voyage laisse assurément des traces, des vertiges existentiels qui nous hanteront probablement longtemps, et c’est sans doute là la marque des grands films. En tout cas, le film d’Oliver Laxe s’impose assurément comme l’un des sommets du Festival de Cannes 2025.

Contrepoints critiques :

”Présenté en compétition au festival de Cannes, le film du cinéaste franco-espagnol Olivier Laxe néglige l’intrigue. Et la puissance des décibels de la bande-son accentue la débâcle.”
(Eric Neuhoff – Le Figaro)

”Parfois, on est ravi de se plonger dans la sélection cannoise sans trop savoir à quoi s’attendre. Pour ce qui est de Sirât, on en savait peu (…). On ne pouvait pas se douter qu’on allait se retrouver face à un road-trip halluciné, qui convoquerait aussi bien Mad Max que Gerry et Le Salaire de la peur. (…) c’est bien pour ce type de découvertes, modernes et proposées par des cinéastes émergents, que l’on adore le Festival.”
(Antoine Desrues – Ecran Large)

”Le cinéaste franco-espagnol Oliver Laxe signe une éprouvante épopée dans les paysages désolés du désert marocain. Un film où aucune oasis n’est à espérer pour le spectateur.”
(Olivier De Bruyn – Les Echos)

”Sirat » est une œuvre inattendue, envoûtante et déstabilisante, qui vous emporte et vous secoue au fil des épreuves que doit franchir le convoi”
(Olivier Bachelard – Abus de Ciné)


Crédits photos : © Quim Vives – Images fournies par le service de presse du Festival de Cannes