[Cannes 2025] “Dossier 137” de Dominik Moll

Dossier 137[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

En septembre 2018, plusieurs décisions du gouvernement d’Edouard Philippe, comme l’augmentation des taxes sur le carburant et la limitation de vitesse sur le réseau routier, provoquent la colère d’une partie de la population. Des actions spontanées se font jour en province, notamment des blocages de ronds-points. Très vite, les contestataires se rassemblent pour former le mouvement des “gilets jaunes” et mener une fronde d’ampleur contre l’injustice fiscale et sociale, et plus généralement contre la politique menée par le pouvoir en place. En plus des blocages ponctuels, des manifestations sont organisées à Paris pour forcer le Président de la République, Emmanuel Macron, à recevoir les leaders du mouvement. Mais elles donnent lieu à de nombreux débordements et occasionnent des face-à-face tendus avec les forces de l’ordre. Ceci ne décourage pas les rebelles, qui continuent de se mobiliser massivement.
Un jour de décembre 2018, Guillaume Girard, un jeune sympathisant du mouvement, fait le déplacement de Saint-Dizier à Paris, en compagnie de sa mère Joëlle, sa soeur Sonia et du fiancé de celle-ci, Rémi. La manifestation parisienne sur les Champs-Elysées tourne mal et les manifestants se dispersent dans les rues avoisinantes. Durant la nuit, Guillaume est emmené aux urgences, grièvement blessé par un tir de LBD (Lanceur de Balles de Défense), arme utilisée par les policiers pour lutter contre les émeutes et les violences urbaines. Comme le jeune homme, victime d’une quintuple fracture du crâne, a des séquelles neurologiques importantes à la suite de l’accrochage, une enquête est ouverte par l’IGPN, la “police des polices”.
Ce dossier, le numéro 137, est confié à l’enquêtrice Stéphanie Bertrand (Léa Drucker), une policière intègre et opiniâtre. Ayant déjà évalué elle-même sur le terrain par le passé, elle juge toujours le comportement de ses collègues mis en cause au regard du contexte, évalue chaque faute avec la bonne distance, ce qui l’autorise à pointer du doigt les bavures et les abus d’autorité, le cas échéant.
Stéphanie entend procéder avec la même méthode et la même éthique pour boucler son rapport, mais très vite, elle comprend que sa hiérarchie entend classer rapidement l’enquête. On lui fait comprendre que le dossier est simple : la manifestation était conçue pour dégénérer, la victime et sa famille y ont assisté en connaissance de cause, poussés par un vent de révolte contre le gouvernement ; Guillaume et Rémi sont soupçonnés d’avoir commis des actes malveillants et de s’être montrés hostiles vis-à-vis des forces de l’ordre, ce qui aurait justifié le tir de LBD ; et Rémi, interpellé après l’incident, se montre effectivement peu coopératif et agressif. Version contre version, le dossier penche plutôt en faveur des policiers.
Mais Stéphanie n’est pas convaincue. Elle s’accroche pour trouver des témoins, des preuves inculpant ou disculpant les protagonistes, au risque de provoquer la colère de ses supérieurs et de ses collègues.

Pourquoi on émet un jugement favorable ?

Trois ans après La Nuit du 12, Dominik Moll nous propose une nouvelle plongée dans l’univers de la police nationale, en utilisant les mêmes méthodes et un récit qui agit sur trois niveaux – une enquête criminelle, un portrait de flic très impliqué dans son enquête, au-delà du raisonnable, et une radiographie sociale d’ensemble.

C’est déjà un film quasi-documentaire, s’appuyant sur des observations de terrain très précises. Il dépeint le travail d’investigation, entre interrogatoires, recherche d’indices et de témoins, avançant par à-coups, entre intuitions et découvertes cruciales. Le cinéaste nous immerge dans l’enquête, nous fournissant les mêmes éléments qu’aux policiers de l’IGPN et nous invitant à tirer nos propres conclusions.

Mais il apparaît que la résolution de cette énigme importe finalement assez peu. Elle reste secondaire, tout comme l’était, malgré la frustration ressentie, celle de La Nuit du 12. Elle n’est que le prétexte au portrait de Stéphanie, professionnelle exemplaire, impliquée dans son travail, mais se heurtant à des obstacles inattendus, de la part de ses collègues, de l’administration et de sa hiérarchie. Stéphanie n’a rien d’une héroïne. Elle essaie juste de faire son travail correctement, respectant les différents protagonistes des affaires qu’elle traite, essayant de rendre les conclusions les plus justes possibles. Elle a longtemps travaillé pour la brigade des stupéfiants et y évoluerait encore si elle n’avait dû privilégier son rôle de mère à son travail. Elle connaît donc bien le métier et la pression qui pèse sur les policiers quand ils doivent réagir dans l’urgence, pour sauver leur vie ou celle des collègues, ou pour mener à bien des interpellations périlleuses. Elle prend toujours cela en compte au moment de juger des fautes. Mais elle croit aussi en l’utilité de son métier et n’hésite pas à signaler les comportements répréhensibles des autres policiers. Elle est persuadée que cela peut aider la population à avoir davantage confiance en la police, à défaut de l’aimer, et de mieux valoriser les collègues qui effectuent leur travail honnêtement et correctement. Pourtant, Stéphanie aurait de quoi se décourager, entre les autres policiers qui la méprisent par principe, comme ils haïssent l’IGPN, la population qui la déteste parce que, même membre de la “police des polices”, elle reste un flic, et sa hiérarchie qui raisonne en fonction du sens du vent et des soubresauts politiques du pays.
Dans le rôle, Léa Drucker est prodigieuse. Elle essaie de rester digne, professionnelle, solide face à l’adversité, et toujours humaine, guidée par ses convictions et ses valeurs fondamentales. Hasard du calendrier (ou non), le film de Dominik Moll a été projeté au lendemain de la projection de celui de Laura Wandel, L’Intérêt d’Adam où l’actrice est aussi une fonctionnaire – une infirmière en hôpital, cette fois – et confrontée à des conditions de travail difficiles.
Le face-à-face final avec son supérieur hiérarchique, où elle réussit à encaisser les coups, mais à les rendre de manière subtile et imparable, est un grand moment, qui vient nous redonner un peu de baume au coeur.

Sinon, le film serait particulièrement déprimant. Car, comme La Nuit du 12, il dresse le portrait peu réjouissant de la société dans laquelle nous évoluons.
Dossier 137 dépasse en effet le simple fait divers pour dresser le portrait d’une société en ébullition, où le lien entre citoyens et institutions se délite, et où la fracture sociale s’agrandit. La démocratie se crispe, incapable de répondre au malaise du peuple autrement que par la répression. Les violences policières font écho aux actes de vandalisme, à la violence des slogans des manifestants et aux débordements. La haine s’installe à tous les niveaux. Dominik Moll capte le désarroi des classes populaires, l’épuisement des cadres intermédiaires, la morgue des cadres supérieurs et l’invisibilisation des victimes, dessinant en creux une société où la vérité se brouille et où la justice vacille.
Il signe un nouveau film très réussi, épuré et dénué d’effets mélodramatiques pour mieux nous secouer et nous toucher.

Contrepoints critiques :

”C’est difficile de ne pas comparer Dossier 137 à La Nuit du 12 parce que la démarche est à peu près la même, (…) c’est-à-dire raconter une enquête depuis le fait divers jusqu’à sa résolution. Là, tant qu’on reste dans l’enquête pure, c’est assez passionnant. On croit être avec Léa Drucker dans ce bureau de l’IGPN. Mais dès qu’on en sort, dès qu’on commence à s’intéresser à la vie des personnages, ça coince un peu. C’est trop lourd, trop écrit et hyperdidactique.»
(Samuel Douhaire – Télérama)

”Aussi ancré dans le réel qu’il soit, le film ne joue pour autant jamais contre sa propre nature de film policier. Moll prouve une nouvelle fois sa capacité à insuffler un suspense d’une efficacité redoutable, tout en renouvelant sa forme.”
(Antoine Rousseau – Le Bleu du miroir)

Crédits photos : Copyright Fanny De Gouville – images fournies par le service de presse du Festival de Cannes