[Cannes 2025] “Sound of falling” de Mascha Schilinski

Par Boustoune

[Compétition Officielle]

De quoi ça parle ?

De quatre générations d’habitants de l’Allemagne de l’Est, à travers des récits entrelacés, se déroulant dans des temporalités différentes.
La première histoire se déroule autour de la Guerre 1914-1918. La jeune Alma circule innocemment dans une maison hantée par la maladie et la mort. Son oncle, âgé d’une vingtaine d’années, a été amputé d’une jambe. La mère alterne entre rites funéraires en hommage aux disparus du conflit mondial et quintes de hoquet, peut-être dues à une maladie neurologique ou à une somatisation profonde de ses blessures psychiques. La gamine est obsédée par une photo post-mortem mettant en scène une fillette qui lui ressemble beaucoup (Une jumelle décédée ? Une soeur aînée dont on lui a tu l’existence ? Elle-même, qui serait alors un fantôme ?), et par les superstitions autour des défunts (on ouvre les fenêtres pour que l’âme puisse s’envoler, on met des pièces de monnaie sur les yeux pour payer le passage du Styx et empêcher l’esprit des morts de rester, et si on veut être certain de rester en paix, on coud directement les yeux.).
La seconde histoire se déroule dans les années 1960, alors que la RDA est sous domination soviétique. Erika développe une fascination érotique malsaine pour son oncle Fritz, amputé d’une jambe, probablement le même homme que dans le premier récit, et s’amuse à se glisser dans sa peau en s’attachant une jambe pour simuler son handicap.
La troisième est située probablement dans les années 1980, juste avant la chute du Mur de Berlin. Elle suit Angelika, adolescente victime de l’inceste de son oncle Uwe et entretenant une relation trouble avec son cousin, lui-même en quête des mêmes faveurs sexuelles que son père..
La dernière est contemporaine et s’attarde sur la relation entre la jeune Lenka et sa voisine Kaya, qui vient juste de perdre sa mère, emportée par un cancer.

Pourquoi on ne tombe pas complètement ?

Disons-le tout de suite : pour entrer dans le film de Mascha Schilinski, il faut s’accrocher. Déjà, la tonalité générale, renforcée par le choix d’une image granuleuse, sale et presque complètement désaturée, est aussi sombre que les époques dépeintes, peu propices à la liesse. Le cadre, austère et resserré, donne l’impression d’emprisonner les personnages. Si l’on devait se hasarder à une comparaison, on rapprocherait le style de la cinéaste allemande de celui de Michael Haneke dans Le Ruban blanc, ou d’Ingmar Bergman dans L’Heure du loup, quelque chose de très maîtrisé, très rigoureux, sec et brutal. Mais il rappelle aussi, par son approche plus sensorielle, plus libre d’un point de vue narratif, The Tree of Life de Terrence Malick. La narration passe de façon fluide d’une époque à une autre, d’un récit à l’autre, sans jamais expliciter le contexte ou les thématiques abordées. Tout passe uniquement par les sensations communiquées par les sons, les images, les correspondances qui s’établissent entre les récits, les éléments récurrents – les mouches qui volent dans la maison ou tournent autour des cadavres, la rivière qui sépare l’Allemagne de l’Ouest de l’Allemagne de l’Est, le bruit du vent, le souffle d’un être humain, le son d’une machine imposante…

En tant que spectateur, il faut faire l’effort d’adhérer à cette structure complexe et assez funèbre, puis tenir la distance, puisque Sound of falling affiche une durée non-négligeable de 2h29. Ce n’est pas une partie de plaisir.
Comme la narration est morcelée, entrelaçant les époques et les personnages, la compréhension du propos n’est pas aisée de prime abord. Il faut déjà repérer où l’on se situe dans le temps. Heureusement, la chef opératrice, Constanze Schmitt, a eu la bonne idée de travailler une esthétique différente pour chaque partie, permettant d’identifier l’époque. Ensuite, rien n’est clairement explicité. On ne sait pas trop si les protagonistes sont issus d’une même famille ou n’ont aucun lien du sang. Juste que les personnages centraux sont des fillettes ou des adolescentes, grandissant dans un monde peu réjouissant.
En revanche, la ferme qu’elles habitent semble la même d’une histoire à l’autre. Une bâtisse imposante, inquiétante, sorte de maison hantée, non par des fantômes, mais par les secrets, les souvenirs et les traumas des habitants précédents. Sur ses murs se sont déposées des strates de souffrance, de chagrin, de rêves brisés, de douleurs indicibles. Le film les fait remonter à la surface en serpentant entre les époques, et révèle les différences entre les époques, mais surtout les points communs, les choses qui aliènent les individus et les empêchent d’avancer. Ce passé est comme un poison qui pollue les lieux, contamine la terre, l’eau et suinte des pierres, finissant par affecter les occupants de la demeure.

La première thématique, évidente, est celle de la condition féminine à travers les âges.
Si certaines choses évoluent, les femmes du film semblent toujours victimes de la même malédiction. Elles subissent les effets d’une société patriarcale rétrograde, construite sur des décennies de guerre, de violences et de frustrations. Elles sont soumises aux désirs et exigences des hommes, subissent les coups de leurs maris ou de leurs pères, ou sont les victimes d’incestes. Toutes, et notamment les plus jeunes, sont victimes des regards concupiscents que les hommes portent sur elles et leurs corps en formation.
Victimes de surcroît des différences de classe sociale, les domestiques sont encore plus vulnérables que les autres. Elles sont vendues comme des esclaves, doivent subir les assauts de leurs maîtres, obéissant à une logique de droit de cuissage absurde. Pire, elles doivent subir des mutilations atroces pour devenir stériles et ne pas poser de problèmes à leurs violeurs.
Toutes ces femmes assistent impuissantes à ces violences, ces abus, mais elles se taisent, conformément au rôle qu’on leur a assigné, perpétuant les traditions et l’idée d’une domination masculine.
Ce que propose Schilinski, c’est une archéologie intime du patriarcat autoritaire, perçue depuis ce lieu précis d’Allemagne de l’Est. La chronologie fait fi des dates officielles ou des bouleversements politiques. Elle montre juste un effritement lent, où la société évolue, mais où la domination masculine perdure. On sent planer, au-dessus de chaque plan, l’idée d’une oppression, d’une aliénation. Même dans l’histoire la plus contemporaine, Lenka subit le regard des hommes et doit étouffer ses propres sentiments, qui restent tabous et un peu honteux, malgré l’évolution des mentalités. Elle est probablement plus protégée que les filles des autres époques, mais elle porte en elle leur mal-être, leurs souffrances, comme on peut ressentir une douleur fantôme après l’amputation d’un membre – ce qui effectue le lien avec l’élément récurrent des membres mutilés, réels ou simulés, tout au long du récit.

La seconde thématique est liée spécifiquement au lieu, un village de la région de l’Altmark, au nord-est de l’Allemagne, et à l’Histoire.
Il est vrai que ce village a traversé plusieurs périodes très rudes et mortifères, qui, elles aussi, ont durablement contaminé l’imaginaire collectif. Chaque histoire se déroule à un moment-charnière du XXe siècle. La première intrigue évoque la guerre 1914-1918, si meurtrière, si dévastatrice d’un point de vue psychologique, et n’oublions pas que l’Allemagne a de surcroît perdu cette guerre, l’humiliation s’ajoutant au deuil. La terre est contaminée par tous les cadavres tombés au combat, aux femmes et aux enfants morts de maladie ou de famine. La seconde intrigue se déroule dans la RDA communiste, avec ce que cela implique en termes de privations de liberté. Là, on peut penser que ce sont les eaux qui ont été les plus polluées, à cause des cadavres de celles et ceux qui ont essayé en vain de fuir le pays en traversant la rivière.
La troisième se déroule à une période d’ouverture, à un moment où le bloc de l’Est s’effondre. Mais où débutent d’autres problématiques sociales – les différences économiques entre Allemagne de l’Ouest et Allemagne de l’Est, le difficile processus de réunification. Angelika n’attend que la chute du Mur de Berlin pour quitter définitivement le pays et aller tenter sa chance ailleurs, si elle réussit à supporter les viols de son oncle jusque-là. Quoi qu’il en soit, elle va s’envoler loin. Dans le plan ultime de son récit, alors que quelqu’un prend une photo de famille, incluant les hommes qui abusent d’elle, elle prend la fuite. Mais le cliché l’a quand même capturée, floue, comme un fantôme, ou comme fondue dans le vent, qui garde donc trace de sa présence, métaphoriquement.
La dernière époque est contemporaine, donc plus libre, plus apaisée, mais pas forcément plus sereine, avec un monde en proie à de multiples conflits, des difficultés économiques et la résurgence des mouvements extrémistes.
Mais il manque dans le tableau la période la plus sombre du XXe siècle, celle de l’Allemagne nazie, des camps de concentration et du génocide de toutes les personnes jugées “inutiles” par le régime. La cinéaste a préféré ne pas ajouter de la noirceur et de l’horreur à une oeuvre déjà particulièrement sordide. Mais on peut très bien voir dans le motif récurrent de la grande cheminée du salon une évocation des fours crématoires et des milliers de victimes de la barbarie nazie. Difficile, dans un pays autant marqué par la violence, la rancoeur, la culpabilité collective, de s’épanouir correctement et de sortir de ce cercle vicieux. Il faudra sans doute du temps pour y parvenir, même si cela semble désormais en bonne voie.

La principale force de Sound of falling réside dans sa capacité à créer une atmosphère singulière, marquée par le pourrissement, la décrépitude physique et la déliquescence morale, les motifs évoquant la mort – les nuées de mouches, les photos post-mortem, les plans de cadavre,… – ou le sentiment d’oppression – les cadres qui semblent enfermer les personnages, les placer au bord de la suffocation, faisant écho aux crises de hoquets de la mère d’Alma, ou les clairs-obscurs qui laissent peu de place à la lumière. Une lumière fuyante traverse parfois l’image, comme un espoir possible, à moins qu’il ne s’agisse simplement que d’une brèche dans la conscience, et un pas vers la guérison.
Car ici, le personnage central n’est aucun des protagonistes de ces quatre histoires, mais notre psyché collective, pas seulement allemande, mais universelle, marquée par l’Histoire, par les faits divers dont se nourrissent les journaux, par les non-dits et les refoulements. La temporalité déconstruite s’appuie moins sur des flashbacks que sur des réminiscences brutales, des moments de mémoire retrouvés, des traumas enfouis qui se libèrent. Ce qui revient n’est jamais ce que l’on attend. Cette psyché fait remonter à la surface les douleurs enfouies, réveille la conscience collective, pour permettre de mieux la traiter ensuite. Evidemment, le processus, comme dit précédemment, n’est pas agréable, mais c’est nécessaire, car une douleur psychologique exprimée constitue une libération. A l’inverse, un mal gardé sous silence, soigneusement enfoui, ne guérit pas. Pire, il pourrit, s’infiltre, contamine les organes sains. Alors, il faut pouvoir montrer, exprimer, faire tomber les murs qui nous enferment. Le son de la chute peut être assourdissant, mais c’est le meilleur moyen de guérir.

Sound of falling est une oeuvre ambitieuse, à la fois riche et complexe, visuellement puissante, mais cette plongée dans les maux de l’humanité est, avouons-le, un peu rude pour un début de festival. Elle est aussi un peu trop longue, car une fois que l’on a compris où voulait en venir la cinéaste, le récit semble un peu trop redondant, un peu trop schématique.
On ne tombe pas totalement, donc, mais c’est assurément un film passionnant, qui a toute sa place en compétition. Il révèle en tout cas à un plus large public le talent de Mascha Schilinski, réalisatrice dont on suivra avec attention les oeuvres ultérieures.

Contrepoints critiques :

”Peut-on encore, dans notre monde colonisé par le numérique, proposer des images innovantes ? La réponse est OUI dans ce film allemand passionnant.”
(Anne-Claire Cieutat – Bande à part)

”le film de Mascha Schilinski épuise très vite son capital sympathie en imposant une confusion irritante (du propos comme de la narration) et en bandant si fort les muscles qu’on se croirait pris dans une clé de bras.”
(François Léger – Première)

Crédits photos :  © copyright Fabian Gamper / Studio Zentral – images fournies par le service presse du Festival de Cannes