[Cannes 2025] “The Phoenician Scheme” de Wes Anderson

Par Boustoune

[Compétition officielle]

De quoi ça parle ?

De l’ultime aventure d’Anatole “Zsa-Zsa” Korda (Benicio Del Toro), entrepreneur génial et impitoyable, qui a fait fortune grâce à des montages financiers audacieux – et pas toujours très moraux – qui lui assurent 5 % de profits garantis à vie. Il est aussi connu pour ses neuf mariages, auxquels trois épouses n’ont pas survécu et pour les six crashs aériens auxquels il a survécu. C’est d’ailleurs ainsi que débute le film. En 1950, Zsa-Zsa est dans son jet privé, en route pour son repaire italien, quand l’arrière de l’avion explose, emportant son assistant.

L’homme d’affaires aurait probablement dû succomber, lui aussi. D’ailleurs, les médias s’empressent d’annoncer son décès et de faire son éloge funèbre. Mais apparemment, le Ciel peut attendre. Arrivé sur le lieu du jugement dernier, personne ne le reconnaît pour témoigner de son identité. En même temps, Korda n’a pas d’existence officielle, puisqu’il veut vivre caché pour ne pas payer d’impôts. Il n’a pas non plus de passeport, et refuse toute affiliation à un pays. Mais c’est sûrement la distance qu’il met avec tous ceux qu’il entoure – femmes, enfants, assistants, membres de la famille – qui en fait un être oubliable. Alors, Zsa-Zsa est réexpédié sur Terre et retrouve son enveloppe corporelle, un peu égratignée, certes, mais encore opérationnelle. Il peut ainsi préparer son coup le plus audacieux, dont les détails sont entièrement contenus dans des boîtes : un montage financier ingénieux destiné à exploiter toutes les ressources de la Phénicie (une région du Monde qui évoque le Moyen-Orient) et garantir un revenu permanent pendant les cent cinquante prochaines années.
Cependant, l’homme d’affaires a pris conscience qu’il n’était pas éternel, surtout avec des ennemis aussi agressifs et se dit qu’il est grand temps de préparer sa succession. Mais il n’entend pas donner un sou à sa nombreuse progéniture, neuf petits garçons qui le détestent parce qu’il ne s’occupe absolument pas d’eux. La seule qui trouve grâce à ses yeux, c’est sa fille aînée, Liesl (Mia Threapleton). C’est à elle qu’il entend confier son empire. Enfin, si elle réussit sa période d’essai et renonce à prononcer ses voeux, puisque la jeune femme s’apprête à devenir nonne. En échange, elle pourra disposer à sa guise de la fortune héritée, et financer toutes les causes qui lui tiennent à coeur.

Le hic, c’est que Zsa-Zsa, déjà cible de tueurs impitoyables, est aussi dans le collimateur d’un groupe d’agents secrets américains dirigé par Excalibur (Rupert Friend). Pour le piéger et l’obliger à sortir du bois, les espions créent une perturbation boursière importante en provoquant la hausse de prix du rivet, un élément banal, mais crucial pour le projet. Pour finaliser le projet et ne pas perdre les investissements effectués, Zsa-Zsa doit combler le “gap”, la somme nécessaire à la finalisation du projet. Or la somme en question correspond à toute sa fortune et même davantage. Il doit donc se déplacer en Phénicie, embarquant au passage Liesl et son nouveau tuteur norvégien, Bjorn (Michael Cerra) pour négocier avec ses partenaires investisseurs la prise en charge de la dette du “Phoenician scheme”. Ceux-ci étant durs en affaires et pas forcément dans les meilleures dispositions vis-à-vis du milliardaire, qui a trafiqué les contrats cela ne s’annonce pas une partie de plaisir…


Pourquoi on achète des actions ?

Dès le premier plan, on sait que l’on est bien dans un film de Wes Anderson : la composition des plans est très travaillée, une succession de tableaux à la construction géométrique, entre la toile de maître, le film d’art et d’essai pointu et le cartoon ; les décors et les costumes sont très colorés et percutants ; les mouvements de caméra sont vifs et francs ; tout est sublimement mis en lumière et il y a une petite musique d’Alexandre Desplats pour rythmer le récit. Il se dégage immédiatement du film un charme suranné et un ton décalé qui nous entraîne dans cette incroyable histoire, pleine de rebondissements.
On évolue en terrain connu et, comme pour les précédents films du génial cinéaste américain, on devine très vite que l’on va pouvoir aborder ce nouveau long-métrage de différentes façons, en plaçant le curseur où l’on veut.
La première option est de se contenter du premier degré, n’y voir qu’une simple comédie d’aventures et d’espionnage à l’ancienne, rythmée et plaisante, et portée, une fois n’est pas coutume, par un casting cinq étoiles (Del Toro, Cerra, Tom Hanks, Bryan Cranston, Scarlett Johansson, Benedict Cumberbatch, Mathieu Amalric et la petite dernière, Mia Threapleton, fille de Kate Winslet et du cinéaste Jim Threapleton. Rien qu’avec cela, le spectateur en a pour son argent. C’est une histoire un peu folle, qui associe thriller, aventures et comédie loufoque, où diplomates, religieuses et agents secrets s’entrecroisent dans un ballet délicieusement absurde.
Mais quand on connaît un peu le cinéma de Wes Anderson, on sait qu’il propose différents niveaux de lecture, plus ou moins complexes et ramifiés : un hommage au cinéma et à l’art en général, une critique sociale, un film centré sur des enjeux spirituels, et une oeuvre qui, comme les précédentes, aborde le thème de la disparition ou de la mort sous un angle faussement léger.

Les noms des personnages, comme toujours choisis avec soin, donnent des indices permettant de mieux cerner ces thématiques.
Déjà, le personnage principal est Anatole Zsa-Zsa Korda. “Anatole” comme Anatole Litvak, le réalisateur, auteur entre autre d’Anastasia, une autre histoire d’héritage et de complot. “Anatole” qui vient de “Levant” en grec, et qui peut avoir le sens de “renaissance” ou  “renouveau”, qui est un des thèmes du film. “Zsa-Zsa” en référence à Zsa-Zsa Gabor, actrice hongroise surtout connue pour s’être mariée à neuf reprises – Anatole, lui, a épousé dix femmes. Et “Korda” en référence à l’un des membres de cette grande famille de producteurs et cinéastes, probablement à Zoltan, réalisateur de films d’aventures des années 1930 (Quatre plumes blanches, Alerte aux Indes…).
Nubar, le personnage joué par Cumberbatch, est une référence à Nubar Gulbenkian, un homme d’affaires et playboy ottoman. On peut aussi y voir une référence à Nubar Pacha, qui fut Premier ministre égyptien à une époque où le Canal de Suez cristallisait les tensions entre différentes nations, situation assez similaire à celle de The Phoenician scheme. Autre figure Egyptienne marquante, Farouk Ier, l’un des derniers rois du pays, se comportait comme un playboy corrompu et dépensier, vivant dans l’opulence et les excès. On peut y voir une référence dans le nom du “Prince Farouk” (Riz Ahmed), l’un des alliés de Korda. A moins que le nom ne soit plutôt une référence au surnom “Al-Fâroûq” donné au compagnon de Mahomet, Omar ibn al-Khattâb, « celui qui fait la distinction entre le Bien et le Mal, la justice et l’injustice et tranche lors des différends”, qui sied également à l’idée de jugement dernier qui menace Korda.
D’autres personnages portent des noms associés à la finance et à la politique, à commencer par Reagan (Bryan Cranston), le partenaire américain de Korda, qui évoque le Président Ronald Reagan, grand artisan du virage ultra-libéral de l’économie mondiale, dans les années 1980. Son acolyte, Leland (Tom Hanks) évoque peut-être Leland Stanford, homme d’affaires et homme politique américain du XIXème siècle, connu pour avoir financé la réalisation d’une animation de photos par zoopraxiscope (en quelque sorte l’ancêtre du cinéma) et pour avoir dirigé la Southern Pacific Railroad, une société de chemin de fer. Ô, curieux hasard, la rencontre avec Korda se déroule… à côté d’un train.
Affaires, politiques, cinéma, on commence à voir le tableau se dessiner. Continuons un peu : “Marty” (Jeffrey Wright), autre associé de Korda, pourrait très bien évoquer Martin “Marty” Scorsese, auteur de Casino, autre portrait d’un hommes d’affaires doué, mais un peu mafieux sur les bords. Et puisque l’on commence à aller vers des analyses capillotractées, la barbe de Zsa-Zsa et Nubar fait penser à celle d’Orson Welles, ce qui évoque immanquablement Citizen Kane, portrait d’un magnat de la presse aussi puissant que les deux frères ennemis. Pour en finir avec les hommages à des cinéastes, difficile de ne pas voir en “Sergio” (Richard Ayoade), le révolutionnaire, un clin d’oeil à Sergio Leone (Il était une fois la révolution). Anderson, pourtant, cite plus Luis Bunuel dans ses influences pour le personnage, rebelle et intellectuel à la fois. Enfin, “Marseille Bob” (Mathieu Amalric) trouve son origine dans le film de Melville, Bob le flambeur, et dans plusieurs films noirs se déroulant dans la cité phocéenne.
Les autres personnages, eux, sont plus associés à la religion (et parfois au cinéma) : Le prénom “Liesl” signifie “consacrée à Dieu” – quelle coïncidence ! – et est aussi le prénom d’une des filles Von Trapp dans La Mélodie du bonheur. Hilda (Scarlett Johansson), associée de Korda qui souhaite créer une utopie technologique et féministe, évoque Brunehilde, l’une des plus célèbres walkyries, qui emmenait l’âme des défunts au Valhalla de la mythologie nordique. Et on croise Dieu sous les traits de Bill Murray.
Bref, autant de personnages intelligemment construits, donnant quelques indications sur les grandes thématiques entrelacées.

The Phoenician Scheme peut déjà être vu comme une virulente critique du capitalisme ultra-libéral mondialisé.
Korda et ses associés entendent tous piller les richesses de la région où ils s’associent, utilisant des esclaves pour construire les infrastructures qui vont aider à puiser les ressources naturelles (minières, énergétiques), les transporter d’un point à l’autre du pays (les transports ferroviaires), puis vers d’autres continents. Chacun nourrit ses propres desseins et essaie d’arnaquer les autres. Ce sont tous des requins sans scrupules, prêts à tout pour gagner toujours plus d’argent, plus par jeu que par nécessité. Ils se reconnaissent et nourrissent une forme d’affection les uns envers les autres, mais qui peut vite tourner à la haine, si nécessaire, si leur fortune est menacée. Les espions qui les traquent ne valent guère mieux. Ils défendent les intérêts de leur nation dans la zone géographique, quitte à déstabiliser des pays.
Toute ressemblance avec la situation du Moyen-Orient, région du monde riche en ressources (minerais, gaz, pétrole) et sujette à d’innombrables conflits est tout sauf fortuite. La Phénicie du titre fait référence à la civilisation phénicienne qui était installée sur ce qui correspond aujourd’hui au Liban. Ce pays est victime d’une grave crise économique, conséquence d’un système bancaire vicié et d’un modèle économique reposant sur un endettement systémique, un peu comme dans les arnaques de type “Pyramide de Ponzi”. La crise a été aggravée par l’explosion qui a ravagé le port de Beyrouth en 2020 et les tensions géopolitiques permanentes qui secouent la région depuis des décennies (tensions avec Israël, crises migratoires…). Cette faillite symbolise parfaitement les dérives d’un système capitaliste sans scrupules, qui ne se préoccupe pas du tout du destin des peuples mais n’est tourné que vers le profit aveugle.
Aux Etats-Unis, il est au moins un autre homme qui suit cette logique du profit à tout prix, au mépris des règles internationales et de la courtoisie élémentaire, un type qui essaie de louvoyer entre les conflits pour son propre bénéfice : le Président Donald Trump. Comme Korda, il est milliardaire. Comme Korda, il “maîtrise” l’art du deal. Et comme lui, il a réchappé à une tentative d’assassinat. Ses méthodes sont brutales. Il est dénué de morale et menace de lancer une grenade dans la pièce si ses caprices ne sont pas exaucés. The Phoenician scheme peut donc être appréhendé comme un portrait au vitriol de Donald Trump, une réponse poétique et humoristique à une politique dévastatrice.

La mentalité sans foi ni loi des personnages, Korda en tête, s’oppose totalement aux vertus morales prônées par les différentes grandes religions : le partage, l’aide aux plus démunis, la tolérance, l’amour de son prochain… En somme, tout ce que Liesl tend à incarner. La jeune femme est sur le point d’entrer dans les ordres. Elle est en quête de pureté et de dénuement. Elle s’exprime peu, désapprouve la plupart des détails de l’opération menée par son père et notamment tous les aspects qui broient les êtres humains impliqués – l’esclavage, notamment, quand bien même l’homme d’affaires lui rétorque que la Bible ne l’interdit pas. Pour autant, ce n’est pas forcément une sainte. La jeune femme reste assez ambiguë. Déjà, elle semble mue par une colère intérieure intense et n’accepte de revoir son père, après six ans sans nouvelles, que pour savoir s’il est impliqué dans la mort de sa mère, peut-être avec une volonté de vengeance. Si on lui mettait une arme à feu entre les mains, peut-être ressemblerait-elle à la nonne vengeresse du film d’Abel Ferrara, L’Ange de la vengeance. Par ailleurs, elle a conscience de ses faiblesses, sans doute des tares génétiques – comme le goût des beaux objets et des pensées peu catholiques envers Farouk et Bjorn. Mais par rapport au reste de la troupe, elle correspond néanmoins à une figure morale, qui s’oppose à la corruption de son père et de son oncle.
Le film est truffé de références aux religions catholique, musulmane et juive. Anatole dit à deux reprises “Il est biblique !” en parlant de son demi-frère, figure imposante et inquiétante. Effectivement, leurs relations conflictuelles font penser à la lutte fratricide entre Caïn et Abel pour s’attirer les faveurs de Dieu. Une scène montre Zsa-Zsa faire une offrande non pas à Dieu, mais à ses trois épouses défuntes – un cerf qui, une fois ouvert, laisse entrevoir un vrai trésor en pièces d’or. Par ricochet, on pense à l’épisode du Veau d’or, l’idole fabriquée par Aaron pour le peuple d’Israël pendant que Moïse est parti chercher les Dix Commandements.
Tout évoque une opposition permanente entre ces businessmen tellement puissants qu’ils sont comme des dieux, et Dieu lui-même, en colère face à ces hommes de peu de foi. Tout est opposition : corps et esprit, vice et pureté, richesse et dénuement, trahison et loyauté… The Phoenician scheme balance entre les deux, comme s’il soupesait le bien et le mal. Et, si l’on doit envisager le film sous l’angle religieux, le fil conducteur semble être le jugement de l’âme de Korda – qui est peut-être mort, finalement, dans le crash aérien, ou en tout cas, en sursis. La séquence finale, elle, peut alors être vue comme une certaine idée du purgatoire, la fameuse “période d’essai” dont parlent les personnages.

On en vient à cette constante du cinéma de Wes Anderson, l’idée de la mort et de la disparition. Déjà, le film est dédié à la mémoire de Fouad Mikhael Malouf, père de la compagne de Wes Anderson, Juman. L’homme était aussi un homme d’affaires d’origine libanaise et est aussi l’une des sources d’inspiration pour le personnage d’Anatole, notamment pour la relation complexe puis complice que ce dernier entretient avec Liesl.
Le film se déroule à une époque révolue, cite un cinéma révolu, lui aussi tourné en studio – comme The Phoenician scheme, tourné à Potsdam au Studio Babelsberg – et expose des civilisations disparues – l’Egypte antique et la Phénicie, disparue depuis les guerres puniques, deux siècles avant Jésus-Christ. Mais ces époques et civilisations disparues perdurent encore, grâce à ce qu’elles ont créé, ce qu’elles ont laissé à l’humanité : infrastructures, monuments, objets utiles et oeuvres d’art. Il est là, l’héritage matériel laissé aux générations futures, comme le seront plus tard les films de Wes Anderson. Du moins l’espère-t-il, et il n’est nullement garanti qu’il puisse continuer de réaliser des films comme celui-ci. On peut imaginer que chaque production est un montage comparable à ceux de Zsa-Zsa, nécessitant une négociation âpre avec les studios, les agents, les financiers, qui veulent de la rentabilité alors que lui ne veut que la pureté de l’art, la liberté créatrice. En somme, il est un peu comme Liesl face à Korda, obligé de faire des compromis, des concessions, sans jamais perdre sa foi et son âme.

Mais ce sont aussi et surtout les valeurs humaines essentielles, communes à toutes les civilisations, qu’il est important de transmettre : la fraternité, l’amitié, l’amour, le respect des anciens et l’accompagnement des enfants vers leur épanouissement. Wes Anderson est père d’une fille depuis 2016, et cela l’a sans doute poussé à écrire cette histoire où la relation père-fille est un véritable bouleversement.
Dans le film, Anatole prend conscience, au fur et à mesure de leur voyage, que l’argent ne fait pas le bonheur et que sa plus grande richesse est sa famille et sa relation avec ses enfants.

The Phoenician Scheme, derrière ses faux airs de fresque épique à l’ancienne, aux enjeux confus mais au déroulement linéaire, est en fait un vrai film d’auteur, foisonnant, ample, riche des différentes strates de lecture qu’il propose, à la fois universel et très personnel. Certains diront que Wes Anderson ne se renouvèle pas. Dans le style, c’est vrai. Mais c’est aussi ce qui fait sa singularité. Pour le fond, c’est faux. Il évolue, s’adapte, et vient proposer d’autres thématiques, avec plus de subtilité que ne laisse paraître le ton cartoonesque de ses récits. Il signe ici un excellent film.

Contrepoints critiques :

”Avec son défilé de stars, son intrigue financière pénible et son enfilade de sketchs même pas drôles, le nouveau film du cinéaste s’agite dans le vide.”
(Lelo Jimmly Batista – Libération)

”Wes Anderson délaisse ses délires d’esthètes avec The Phoenician Scheme moins guindé, plus simple, et donc plus charmant, drôle et captivant.”
(Alexandre Janowiak – Ecran Large)

“Wes Anderson est au cinéma ce que Jean Echenoz est à la littérature, un immense virtuose de son art, qui nous transporte avec son style, son sens du rythme et sa maîtrise formelle époustouflante, mais qui peine à nous émouvoir.”
(Laurence Houot – France Culture)

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