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[Compétition Officielle]
De quoi ça parle ?
Des efforts d’un.jeune procureur de la région de Briansk, dans l’URSS de la fin des années 1930, pour déjouer un complot visant à mettre hors d’état de nuire d’ex-révolutionnaires bolchéviques devenus gênants.
Tout commence quand un détenu de la prison de Briansk est chargé de brûler des documents, des “vieux papiers sans intérêt”. Sans intérêt, vraiment ? La plupart sont des lettres adressées à Staline, dans lesquelles des individus dénoncent leur arrestation pour un motif fallacieux et des aveux extorqués sous la torture. Transformés en bateaux en papier par une main malicieuse, les mots voguent surtout vers l’oubli et le mépris.
Une lettre adressée au procureur local, écrite avec le sang d’un condamné attire l’attention du détenu. Celui-ci décide de ne pas jeter la missive dans les flammes et se débrouille pour qu’elle parvienne à son destinataire. Ou plutôt, à son successeur, car Kornev (Alexandre Kouznetsov) vient tout juste d’être nommé à ce poste.
Le jeune procureur débarque illico à la prison pour s’entretenir avec l’auteur de la lettre, Stepniak (Alexandre Filippenko), prenant de cours le directeur et le gardien chef. Malgré leurs tentatives grossières pour faire capoter le rendez-vous, le jeune juriste insiste, opiniâtre. Il finit par entrer en contact avec le prisonnier, qui lui raconte comment il a été jeté injustement en prison, puis torturé. Kornev réalise que Stepniak n’a effectivement rien à faire en cellule. Loin d’être le rebelle hostile au régime communiste décrit par le dossier d’incarcération, il semble au contraire avoir toujours été un patriote exemplaire, un homme fidèle aux idéaux bolchéviques. S’il a été ainsi jeté en prison, comme d’autres fonctionnaires haut placés et des intellectuels, c’est probablement pour ne pas gêner un complot destiné à confisquer le pouvoir. Poussé par son amour de la justice et conscient que la police locale est corrompue, Kornev se rend directement à Moscou pour rencontrer au procureur général Andreï Vychinski (Anatoli Bely). Il espère que ce dernier pourra enfin mettre fin au complot, mais Kornev ignore évidemment que ces purges à tous les niveaux de l’état sont ordonnées par Staline lui-même…
Pourquoi on rend un jugement assez favorable?
Sergueï Loznitsa revient à la fiction pour explorer l’un des moments les plus sombres de l’histoire soviétique : l’année 1937, au cœur des grandes purges staliniennes.
Adapté d’un texte de Gueorgui Demidov (1), le film s’inscrit dans une longue tradition de la littérature slave, qui interroge le pouvoir, l’arbitraire et la morale dans un système écrasant. Plusieurs filiations littéraires apparaissent nettement. Chalamov, que Demidov a côtoyé et qui a comme lui connu le goulag. Dostoïevski, pour l’idée d’un homme pris dans un système qui le dépasse, mais tourmenté par la morale. Soljenitsyne, pour la description de l’engrenage totalitaire et de la duplicité du système judiciaire. On pense un peu au Revizor de Gogol, dans la partie où le directeur de la prison et le gardien chef essaient de gérer l’arrivée imprévue de Kornev. Et beaucoup à Kafka, dans toute la visite du palais de justice de Moscou, labyrinthe de couloirs surpeuplés, dans lesquels les individus se perdent, et de bureaux vides, où la justice semble étouffée sous le poids de règles absurdes.
Le film s’inscrit également dans la continuité de l’œuvre du cinéaste ukrainien : mise en scène rigoureuse, prenant tout son temps pour développer son propos ; plans composés avec une précision géométrique, pour transmettre des émotions à l’aide de l’image ; direction d’acteurs épurée, au service des personnages. Il reprend des thèmes chers au cinéaste ukrainien, qui s’attache depuis ses débuts à étudier tous les mécanismes totalitaires à l’oeuvre en Europe de l’est ou en Russie depuis le début du XXème siècle. On se rappelle que les purges staliniennes constituaient le sujet du Procès, son documentaire présenté à la Mostra de Venise en 2017.
L’un des thèmes forts de Deux procureurs, le désarroi d’individus injustement accusés de trahison et confrontés à un pouvoir oppressant, était aussi au coeur de Dans la brume ; la plongée du personnage dans un cauchemar administratif rappelle Une fille douce, auquel on pense également dans le passage dans le train qui emmène Kornev de Briansk à Moscou. Enfin, ce voyage vain, où le personnage se met en danger, peut aussi évoquer celui du routier de My Joy, certes dans une époque plus contemporaine.
Mais les problèmes contemporains ne sont pas très loin de ce qui est montré dans ce film. Sa portée politique est évidente. Loznitsa, en revisitant un épisode du passé soviétique, cible la Russie totalitaire de Vladimir Poutine. Ce dernier, nostalgique de la grande URSS, a entraîné son pays dans une guerre dévastatrice avec l’Ukraine, patrie du cinéaste, pour reconstituer étape par étape un empire. Il s’appuie sur de la propagande pour justifier ses actes, louant l’ordre et la stabilité qui régnaient dans les pays de l’Union soviétique, omettant évidemment de préciser que tout reposait sur une police à la solde du pouvoir et d’un système juridique perverti, où tout opposant était systématiquement “neutralisé”. Alors que des négociations de paix devraient bientôt avoir lieu entre l’Ukraine et la Russie, le film est utile pour le rappeler aux différentes parties.
Deux procureurs est donc une oeuvre intelligente, cohérente, qui s’inscrit parfaitement dans la filmographie de Sergueï Loznitsa. Elle est portée par une mise en scène rigoureuse, héritée de l’école russe (Vertov, Sokourov, Mouratova…) et jouée de façon très convaincante par Alexandre Kouznetsov. Elle est aussi truffée de plans magnifiques, à l’instar de celui où le petit procureur local fait face au procureur général dans un bureau glacial orné de portraits de Staline et de bustes de Lénine, pour bien illustrer la fragilité de l’individu, aussi courageux et intègre soit-il, face à un système politique oppressant. Le long-métrage de Loznitsa a beaucoup de qualités pour séduire le spectateur.
Pourtant, la belle mécanique finit par gripper un peu. Le récit, bien que cohérent, peine à se renouveler et, une fois les enjeux posés, son déroulement devient trop prévisible. Le film s’étire, installe un rythme lent, pesant, et, associé à l’austérité du propos et du style, il finit par engendrer de la distance avec le spectateur. On lui préfère nettement Une fille douce, moins sec et plus abouti, ou Donbass, qui était bien plus immersif.
Visiblement, les autres festivaliers n’ont pas été totalement convaincus non plus, au vu des applaudissements timides qui ont accompagné les projections. A moins qu’ils n’aient été glacés par la froideur du récit.
Deux procureurs n’en demeure pas moins un film intéressant, qui a toute sa place dans la compétition cannoise. Il fascine par sa grande rigueur et son style assumé, mais son austérité et son classicisme ne plairont probablement pas à tout le monde.
(1) : “Doubar et autres récits du goulag” de Gueorgui Demidov – Editions des Syrtes
Contrepoints critiques :
”Deux procureurs est une œuvre puissante et nécessaire, qui interroge la place de l’individu face à la machine étatique, et rappelle l’importance de la mémoire historique dans la compréhension des enjeux actuels.”
(Frédérique Lambert – Culturopoing)
”The oppressive atmosphere grows a bit formulaic over the course of two hours.”
(Max Borg – Next Best Picture)
Crédits photos : © Pyramide Distribution