“Ils sont revenus les malades !”.
Ca doit être la fatigue, mais c’est bien cette réplique, issue de Les Visiteurs 2 – pas du tout le genre de film diffusé à Cannes, pourtant – qui nous est venue en tête à la fin de la journée, en sortant de la dernière projection du jour. Car les coquinous en charge de la grille de programmation ont encore frappé, en glissant subrepticement une projection de longue durée (2h40), sur le créneau de 22h30. Mais, comme hier avec Valeur Sentimentale, ils ont veillé à ce que les festivaliers puissent découvrir un film majeur, capable de les émerveiller et de garder leur attention constante tout au long de la séance.
Résurrection de Bi Gan est le gros coup de coeur que nous attendions en compétition. Une oeuvre imposante, émouvante, visuellement splendide et étourdissante de maestria technique.
Comment dire ? Hier, nous avons chanté les louanges du plan-séquence final de Joachim Trier – et nous maintenons qu’il s’agit d’une des grandes scènes de cette édition 2025 – mais elle semble presque anodine à côté des plans-séquences dont regorge le nouveau long-métrage de Bi Gan, et notamment celui, parfaitement dingue, qui traverse tout le dernier segment du récit. On ne l’a pas chronométré, mais il est imposant, avec des changements de niveau, des croisements de personnages, des jeux d’ombre et de lumière sublimes, mixant les genres cinématographiques avec une maîtrise qui laisse pantois. Mais difficile de s’extasier devant une séquence plutôt qu’une autre, car le film entier est une pure merveille. Ne nous demandez pas de vous expliciter l’intrigue. Elle est assez opaque et nous ne sommes pas certains d’en maîtriser toutes les subtilités. Nous avons compris que le film se déroule dans un futur totalitaire où les peuples ont perdu la capacité de rêver. Mais certains individus, les “rêvoleurs” sont capables de rêver et sont activement recherchés par les “Autres”, des agents du régime, chargés de les ramener à la réalité. Certains rêvoleurs ont trouvé une astuce pour rêver de façon infinie : voyager dans l’histoire du cinéma. C’est surtout cela qu’il faut retenir. Le récit est construit comme une course-poursuite entre un rêvoleur (Jackson Yee) et une Autre (Shu Qi), composée de cinq escales, évoquant chacune un sens différent et traversant une époque différente de l’histoire du cinéma, un genre particulier.
La première se déroule au temps du muet. Le rêvoleur prend l’apparence d’une créature monstrueuse, entre le Fantôme de l’Opéra version Lon Chaney, un zombie et le Nosferatu de Murnau et tente de se cacher dans la “chambre noire” pour échapper à sa poursuivante, qui réussit à le piéger avec un gag classique, celui de L’Arroseur arrosé. Il est obligé de changer d’époque et de changer d’apparence et se propulse vers une seconde époque, dans un cadre évoquant les années 1930, les récits d’espionnage et les films noirs, de M Le Maudit à la Dame de Shanghai et la célèbre scène des miroirs. Nouveau saut temporel, le récit se déroule cette fois-ci dans un temple, isolé, dans les années 1960 ou 1970, sans doute une référence à l’un des maîtres de Bi Gan, Andreï Tarkovski et à son Stalker. On passe ensuite à une quatrième partie se déroulant dans les années 1980 ou 1990, et opposant le rêvoleur et un petit garçon aux hommes de main du truand qu’ils ont tenté d’arnaquer. Là, nous n’avons pas la référence. Peut-être certains thrillers de John Woo et de Johnnie To, ou les films de yakuza de Takeshi Kitano… La dernière partie se situe à la veille de l’an 2000 et de l’apocalypse annoncée par certains, à l’époque. Et là, le film part sur de l’action non-stop avec ce plan-séquence fabuleux. Cette partie alterne les genres : romance, film de gangsters, film fantastique, comédie musicale…
Il y aurait sans doute beaucoup de choses à décrypter, à décortiquer, mais cela nécessite de le visionner une seconde, voire une troisième fois, et au vu de sa durée, c’est impossible durant un festival aussi dense.
On se doute aussi, avec la récurrence des motifs de surveillance et d’oppression, qu’il y a peut être un sens politique caché derrière tout cela, et que cette revisite d’un siècle de cinéma, d’un siècle d’histoire du monde, est aussi, par ricochet, celle d’un siècle de mutations de la société chinoise, de l’Empire jusqu’à la société de libre échange, en passant par le communisme.
Bref, ne croyez pas ceux qui parlent d’un récit sans queue ni tête, absurde et vain. Les mêmes dénigraient David Lynch ou Andreï Tarkovski quand ils signaient des chefs-d’oeuvre. Il s’agit d’un très grand film, probablement le plus fou de cette 78ème édition, et on est heureux qu’il ait été sélectionné à la dernière minute.
Avant cela, nous avons vu deux autres films. “Seulement” deux autres, oui. Après la journée d’hier, très intense, nous avons voulu reprendre un peu notre souffle avant d’aborder la dernière ligne droite de ce Cannes 2025 épuisant. “Seulement” deux autres, mais des oeuvres imposantes par leur durée (130 mn pour l’un et 124 mn pour l’autre), leurs thématiques et par les moments de cinéma forts qu’ils proposent.
Déjà, nous avons vu Woman and child de Saeed Roustaee. Le cinéaste iranien revient en compétition officielle, trois ans après Leila et ses frères, avec une oeuvre politique forte qui dénonce l’injustice du système patriarcal et montre que ce sont les femmes qui font tourner la société iranienne. Le personnage principal est Mahnaz (Parinaz Izadyar, sublime), infirmière dans un hôpital de Téhéran. Elle doit gérer les patients, administrer son service, puis s’occuper seule de ses enfants, sa petite dernière, Neda – sage et studieuse – et son fils aîné, Aliyar, un adolescent paresseux, turbulent et rebelle, jamais avare de bêtises à accomplir – en bref, une parfaite tête à claques. Mahnaz est veuve, mais ne regrette absolument pas son mari, qui était lui aussi un parfait parasite. Elle fréquente Hamid (Payman Maadi), l’ambulancier de l’hôpital. Il insiste lourdement pour se marier avec elle, la pousse à organiser au plus vite la rencontre des familles, première étape du processus. Mahnaz n’est pas pressée de se remarier. Elle voudrait être certaine des sentiments d’Hamid pour elle avant de se lancer et surtout, elle voudrait préparer psychologiquement ses enfants à accepter ce changement important. Elle accepte finalement de recevoir sa belle-famille, mais un peu à reculons. Elle réussit à faire garder Neda par une collègue et table sur la participation d’Aliyar à un voyage scolaire. Hélas, l’adolescent a encore fait des siennes. Après une succession d’incidents au collège, il est exclu une semaine par le conseiller d’éducation Samkhanian (Maziar Seyedi) et se voit privé de voyage. En catastrophe, elle confie les enfants à leur grand-père paternel (Hassan Pourshirazi). Mais au milieu de la soirée, on l’informe qu’un accident terrible est survenu. En essayant de s’échapper du domicile du grand-père par une fenêtre, Aliyar a fait une chute de plusieurs étages et est entre la vie et la mort. Et pour couronner cette soirée parfaite, Hamid renonce à l’épouser, préférant se marier finalement avec… Mehri (Soha Niasti), la jeune soeur de Mahnaz.
Humiliée par la situation, en colère contre tous ces hommes qui ont permis cet enchaînement de coups du sort, Mahnaz demande réparation en justice, mais se heurte évidemment à des textes de loi très permissifs lorsqu’ils concernent des hommes et beaucoup plus contraignants quand il s’agit de femmes. La morale est toujours de leur côté, mais la loi l’empêche d’obtenir réparation.
Malin, Roustaee s’amuse à contourner la censure. Il ne remet pas directement en question les textes officiels ou les décisions des juges, mais expose leur application absurde, même quand les plaignantes sont dans leur bon droit. Il empile les personnages masculins caricaturaux – des fainéants, des parasites, des magouilleurs à la petite semaine, des petits tyrans cherchant à exercer leur autorité, des hommes violents, trompeurs, dragueurs, ne tenant pas leurs promesses et des gamins qui sont formés pour prendre la suite. Il les oppose à des personnages féminins intelligents, qui plient mais ne rompent pas. La petite Neda constitue l’avenir. Elle est brillante, fait les devoirs de toute la famille et est capable d’encaisser tous les aléas de la vie. Elle peut aussi, en un regard, changer le cours de l’histoire.
Evidemment, il est difficile de s’émanciper dans cette société reposant sur une structure patriarcale traditionnelle et un régime théocratique dominé par des hommes. Les plans somptueux composés par le cinéaste, montrant la plupart du temps des femmes contraintes par le cadre, placées derrière des grilles, des vitres, viennent appuyer cette sensation d’oppression, d’enfermement. Nul doute que le message est bien passé. Messieurs, vous avez peut-être la loi avec vous, et des années de domination patriarcale, mais la morale, elle, n’est pas de votre côté. Toutes celles et ceux ayant vu ce film le savent et en sont convaincus.
Et les femmes iraniennes auront sans doute compris le message véhiculé par le cinéaste : seules, isolément, vous resterez des victimes, mais si vous vous unissez, si vous parvenez à vous entendre au sein de la famille, vous n’aurez plus besoin des hommes, et le rapport de force tournera forcément en votre faveur à un moment ou un autre.
La justice et la liberté étaient aussi au coeur de Love on trial de Koji Fukada, dernier film présenté dans la section Cannes Première cette année. Encore une oeuvre de haute tenue, dirigée par un cinéaste au sommet de son art.
Le titre international peut autant évoquer “Le procès de l’amour” que “l’amour mis a l’épreuve”. Cela tombe bien, il développe les deux idées.
Pourtant, à première vue, le récit semble surtout nous proposer de plonger dans l’univers des “idoles”, ces filles qui se font connaître grâce à des groupes de J-Pop puis qui deviennent des stars sur les réseaux sociaux. Dès le début du film, on nous présente cinq jeunes femmes tout juste sorties de l’adolescence. Ensemble, elles forment le groupe HappyFanfare, qui connaît un succès grandissant. Leurs managers ont beau les presser et critiquer leurs performances, ils ont bien conscience de leur potentiel et ont prévu de grandes choses pour elles. D’ailleurs, ce sont eux qui décident de tout, dans les moindres détails. Ils écrivent les chansons, guident leurs chorégraphies, sélectionnent leurs costumes, jusqu’à la couleur de leurs chaussures,…La chanteuse principale change selon les numéros, et généralement, c’est la fille qui a le plus de followers. Tout est savamment contrôlé, ajusté pour que leur cote de popularité augmente. Après chaque concert, des rencontres entre les fans et leurs idoles sont organisées. L’occasion de vendre quelques albums, affiches et photos.
Les filles logent ensemble dans la même résidence, surveillée par leur manager, ancienne idole elle-même. Alors forcément, quand on est une jeune fille de cet âge, il y a un moment où l’on a envie d’échapper à la surveillance de Big Sister, Big Brother ou “Autre” membre de la famille. Un jour, Nanaka (Yuna Nakamura), propose à Mai (Kyoko Saiko) et Risa, de l’accompagner au zoo. La sortie est un prétexte pour échapper à la surveillance et l’aider à retrouver sur place le garçon dont elle est amoureuse, Koichi, un fan qui a su conquérir son coeur. Le zoo est un endroit pratique car les passants sont généralement plus focalisés sur les girafes ou les singes que sur des chanteuses en civil. Mai, elle, n’a d’yeux que pour ce mime qui effectue son numéro, dans une des allées de l’établissement. Le saltimbanque semble doté de pouvoirs magiques incroyables. Il défie la gravité et maîtrise chaque aspect de son spectacle pour émerveiller petits et grands. Derrière le masque, elle reconnaît finalement un vieux camarade de lycée, Kei (Yuki Kura.) . Il est revenu au Japon après s’être formé en Europe au spectacle de mime, vit désormais de ses performances de rue, plus quelques animations de mariages par-ci par-là, et loge dans sa camionnette, où est stocké tout son attirail de magicien. Elle est immédiatement attirée par ce saltimbanque sans le sou, libre et léger comme l’air. Mais elle n’a pas vraiment le temps de nouer une véritable relation avec lui, car Nanaka ne tarde pas à se faire rattraper par la patrouille. Des photos de sa relation avec Koichi ont fuité sur les réseaux, ce qui suscite la déception de nombreux fans et des “unfollow” par centaines. Les managers sont furieux. Ils écartent la jeune femme du groupe, le temps de régler le problème. Au-delà de la confiance entamée, il y a aussi des questions juridiques à traiter. En devenant des idoles, les jeunes femmes ont en effet signé un contrat par lequel elles doivent respecter le célibat, et ne surtout pas entamer de relation avec un fan.
Pendant ce temps-là, leur tournée continue et Mai se trouve tiraillée entre ses sentiments pour Kei et son envie de faire carrière comme idole. Elle finit par craquer et fuguer.
Quelques mois plus tard, elle se retrouve au tribunal. Ses managers l’ont attaquée pour rupture de contrat et exigent des dommages et intérêts équivalents à la perte de popularité enregistrée, car elle était la chanteuse la plus populaire du groupe. Kei est lui aussi poursuivi, même s’il n’est évidemment pas concerné par le contrat de Mai. On estime qu’en la séduisant, il a occasionné des pertes financières à la compagnie et doit donc également leur verser des dommages et intérêts. Les avocats ne cachent pas que le combat sera complexe, puisque la chanteuse a signé le contrat en connaissance de cause. Elle essaie de plaider l’ignorance, arguant qu’à son jeune âge, on ne comprend pas ce que sont les choses de l’amour, ni dans ses élans initiaux, ni dans les moments difficiles, quand la magie des débuts s’estompe. Car, c’est toute l’ironie de la chose, le stress lié au procès, le risque de devoir payer une fortune à la compagnie, les divergences sur la stratégie à adopter ou les solutions à trouver met aussi à rude épreuve leur couple, pour lequel Mai a tout sacrifié. Ce malaise explose lors d’un plan magnifique : Mai, au premier plan, absorbée par la consultation des réseaux sociaux, ne fait pas attention au mime de Kei à côté d’elle, qui semble cogner contre une vitre et l’appeler en vain. Un obstacle invisible est en train de les séparer et les isoler. La magie n’opère plus. La pesanteur s’est substituée à la gravité.
Evidemment, le Japon n’est pas l’Iran. Les femmes sont plus libres au pays du Soleil Levant que dans celui des mollahs. Mais la société nippone est elle aussi, à bien des égards, une société patriarcale où les droits des femmes sont malmenés. Or quel droit plus fondamental que celui de tomber amoureux ? Quelle liberté plus naturelle que de choisir la personne avec qui on veut passer le reste de ses jours ? Les contrats tels que ceux que signent les chanteuses de J-Pop, sont certes “légaux”, mais ils privent ces jeunes femmes de vivre comme elles l’entendent et les transforment en une vulgaire marchandise, un bien de consommation, un simple objet de désir. Moralement ? Méprisable…
Si on arrive à l’aube sans bug fatidique, apocalypse cinématographique ou coup de fatigue monumental, à demain pour la suite de ces chroniques cannoises.