On se disait donc que les programmateurs, après nous avoir servi coup sur coup des films somptueux, allaient nous offrir des fromages et desserts formidables, histoire de finir en beauté cette 78ème édition du Festival de Cannes. Hélas, cela n’a pas été le cas.
Pour boucler la compétition, nous avons eu droit à Jeunes mères, le nouveau film des frères Dardenne. Ce récit choral suit quatre adolescentes hébergées dans un centre d’assistance maternelle. Elles sont toutes enceintes ou ont accouché depuis peu, et sont un peu perdues, tiraillées entre l’envie de garder l’enfant ou de le confier à une famille d’accueil. Soignantes et assistants sociaux sont là pour les rassurer et guider leurs choix, quel qu’il soit. L’une des adolescentes, abandonnée par sa mère à la naissance, est en plein doute. Saura-t-elle aimer cet enfant alors qu’elle n’a jamais connu l’amour maternel ? La seconde a envie d’élever cet enfant. Elle discute couple, famille, appartement avec le père, visiblement tout aussi jeune qu’elle, mais bien moins mature. La troisième semble prête à un nouveau départ, après des années d’errance, avec son enfant comme pierre angulaire de cette nouvelle vie, mais a peur de voir revenir ses vieux démons, notamment son addiction à la drogue. Et la quatrième envisage sérieusement de faire adopter sa fille par une famille bourgeoise, pour lui assurer une vie différente de la sienne, marquée par la misère et la violence. Mais elle doit affronter sa propre mère, qui fait pression sur elle pour qu’elle garde l’enfant.
C’est bien, un thème comme celui-ci. Ca offre au commentateur des marches de Cannes la possibilité de plein de traits d’esprit sur le tapis rouge. “Les Dardenne sont nés à Cannes !” ; “Ce sont des enfants du festival !” ; “Dès leurs débuts, ils ont été adoptés par les cinéphiles !”. Et d’insister, comme de coutume sur le fait que les cinéastes belges ont déjà remporté deux Palmes d’Or, et en visent une troisième, un exploit qu’aucun autre metteur en scène n’a réussi jusque-là. Et puis, ce serait un si bel hommage à Emilie Dequenne, éternelle Rosetta. Bon, stop ! Alors franchement, on n’a rien contre Jean-Pierre et Luc Dardenne, mais on espère bien que ce ne sera pas le cas et que la Palme d’Or n’ira pas à Jeunes mères! Trop, c’est trop. Bien sûr, le film possède de nombreuses qualités. Il est parfaitement mis en scène, joué par de jeunes comédiennes non-professionnelles, pour la plupart, qui ont de l’énergie à revendre, et il a le mérite d’aller à l’essentiel quand d’autres cinéastes font traîner leurs récits en longueur. Mais il n’y a absolument aucune surprise, aucune prise de risque. Les frères Dardenne se reposent bien trop sur leurs lauriers et restent cantonnés à la vieille recette d’un cinéma social qui, il y a trente ans, faisait peut-être sensation, mais est aujourd’hui un peu poussiéreux. C’est encore une tranche de vie qui s’intéresse à des personnages “ordinaires”, héros d’un quotidien insoutenable. “Ordinaires”, tu parles… Ce sont systématiquement de jeunes adultes mignons comme tout, sur lesquels s’abattent une succession de malheurs assez improbables. Les Dardenne sont des roublards. Ils savent qu’en filmant ce type de personnages, ils vont se mettre dans la poche des spectateurs aisés qui culpabilisent d’être moins à l’aise face à la misère et la détresse sociale. Ils savent comment les bouleverser avec des effets mélodramatiques faciles, mais suffisamment camouflés sous une posture d’auteurs pour qu’on n’y voit que du feu. Sauf que le cinéphile vétéran commence à connaître ces ficelles usées et se dit qu’il serait peut-être temps de céder la place à d’autres auteurs qui ont des sujets puissants à défendre et des idées neuves pour les porter.
L’autre film en compétition, The Mastermind, nous a aussi mis en colère, pour des raisons différentes.
Kelly Reichardt y raconte le braquage audacieux d’un musée d’art moderne ultra-sécurisé. A l’aide d’un plan hautement élaboré, s’appuyant sur une équipe de professionnels du crime hautement qualifiés, il s’agit de dérober des oeuvres d’une valeur inestimable. Mouais, tu parles ! La cible est un petit musée municipal, abrite quelques croûtes possédant une bonne cote, mais loin de la valeur d’un Kandinsky ou d’un Monet. L’équipe de professionnels est en fait composée d’un chauffeur caractériel et de deux losers avec des collants Dim sur la tête. Et le plan machiavélique consiste à profiter de la sieste du gardien, qui pique souvent un petit roupillon à des heures stratégiques, pour embarquer les toiles sans armes, sans violence et sans haine. Quant au cerveau criminel derrière tout ça, le fameux “Mastermind”, James Mooney (Josh O’Connor, encore lui), il s’agit d’un ancien étudiant en histoire de l’art, aujourd’hui au chômage, qui tente de mettre un peu de frisson dans sa vie. L’idée de réaliser cela à la manière d’un vrai film de braquage, avec montage nerveux et musique jazz rythmée, crée un décalage tout d’abord assez appréciable, mais comme le rythme retombe, que les dialogues sont rares et qu’aucune situation potentiellement comique n’est exploitée, on doit vite se rendre à l’évidence. Cet Ocean’s eleven sous Lexomil n’est pas une parodie, juste une coquille vide qui s’assume comme telle. C’est conceptuel, comme les toiles dérobées par James et sa bande de bras cassés. Certains adorent, d’autres non. Les goûts et les couleurs… Sauf qu’ici, la couleur est globalement grise ou kaki, collant à l’atonie du récit et l’ambiance dépressive qui s’en dégage. C’est peut-être là le vrai sujet du film, une peinture abstraite et radicale d’une époque et d’un lieu : les Etats-Unis des années 1970, la Guerre du Vietnam, l’essor des mouvements contestataires…
OK, on comprend l’idée, mais on n’adhère pas du tout à l’oeuvre et aux choix de Kelly Reichardt. The Mastermind est un film assez insupportable, ennuyeux à mourir, alors qu’il aurait pu être une comédie assez irrésistible, décrivant tout aussi efficacement l’époque. Mais la cinéaste n’a jamais vraiment été une rigolote…
Dommage de finir ainsi les projections de la compétition officielle. Les oeuvres ne sont pas mauvaises d’un point de vue technique ou artistique, mais on termine malgré tout sur une déception, avec la sensation d’avoir perdu son temps face à des films assez quelconques, alors que dans d’autres sections, il y avait de vraies pépites. Dans son ensemble, le cru 2025 a tenu son rang, offrant une poignée de films admirables, mais il a aussi déçu, proposant des films assez ternes, un brin poseurs.
Cela dit, Jeunes mères et The Mastermind nous ont beaucoup plus emballés que L’Homme qui a vu l’ours qui a vu l’homme, le nouveau film de Pierre Richard, présenté en séance spéciale. Malgré toute l’admiration que nous pouvons avoir pour ce comédien qui a enchanté notre enfance avec ses comédies loufoques et tendres, nous ne pouvons pas défendre cette comédie foutraque, compilation de séquences sans queue ni tête, de jeux de mots foireux, de performances d’acteurs peu subtiles. Certains moments donnent envie de fuir la salle en courant : le boucher local chante du Johnny Hallyday (Que je t’aime… pas du tout), un groupe de bourgeois jappe à table, sans raison (Wouah! Wouah ! Aarrrgh),… D’ailleurs, les spectateurs, déjà peu nombreux lors de cette séance de rattrapage, se sont carapatés en masse, avec un flot aussi régulier que ce rosé de l’Aude que se versent les personnages, et dont ont sans doute abusé les auteurs du scénario, Pierre Richard et Anne-Sophie Rivière. Il va aussi nous falloir ce genre de carburant pour nous remettre de cette projection gênante.
Heureusement, la cérémonie de clôture de Un Certain Regard nous a remis du baume au coeur. Le jury présidé par Molly Manning Walker a primé le poignant La Misteriosa mirada del flamenco, évocation d’une mystérieuse épidémie de peste dévastant une communauté de travestis, vivant en marge de la société chilienne des années 1980, dans le désert. Le cinéma sud-américain était à l’honneur puisque le prix du jury revient au film colombien Un poète de Simón Mesa Soto. Le prix du scénario a été remis à Pillion de Harry Lighton. Celui de la mise en scène à Arab et Tarzan Nasser, qui ont reçu une longue ovation pour Once Upon a Time in Gaza. Frank Dillane (Urchin) et Cleo Diara (Le Rire et le couteau) remportent les prix d’interprétation.
La Quinzaine des Cinéastes a aussi fermé ses portes, récompensant notamment The President’s cake de Hasan Hadi et La Danse des renards de Valéry Carnoy. La semaine de la Critique, elle avait déjà remis son grand prix au fantôme-aspirateur de Pee Chai Dai Ka (A Useful Ghost), du Thaïlandais Ratchapoom Boonbunchachoke.
Quant à la Palme Dog, elle revient à Panda, le berger islandais de The Love that remains (nous l’avions prédit!). Un prix posthume a aussi été remis à Pipa, la chienne qui accompagne Sergi Lopez et son fils dans Sirât.
Il ne reste plus que la cérémonie de clôture officielle, ce soir, pour terminer cette 78ème édition du Festival de Cannes. Enfin, si elle a lieu… Car depuis ce matin, c’est l’apocalypse. Cannes nous fait le coup de la panne. Brusquement, plus d’électricité, plus de wifi, et un réseau 4G capricieux, empêchant de prendre des nouvelles. Les feux de circulation éteints, les trains à l’arrêt, les boutiques fermées. Les projections de rattrapage au Cinéum annulées. Tant pis pour le film d’Ethan Coen, Honey don’t ! , raté en séance de minuit, et pour Ma frère de Lise Akora et Romane Gueret, que nous avions recasé là. Au Palais, les générateurs de secours ont pris le relais. Mais il n’y a plus un bruit dans la ville, plus de musique à fond, même les goélands ferment leur gueule. Il n’y a que les sirènes des services de secours qui résonnent, et le brouhaha des riverains qui essaient de comprendre ce qu’il se passe. Certains disent que la panne est générale et touche tout le département. Nous sommes reclus dans l’appartement, en état d’alerte. Un homme tente d’ouvrir la porte. Il insiste. La paranoïa monte. Ouf ! C’est juste un voisin qui s’est perdu, se trompant d’étage, à cause de l’obscurité totale des couloirs ou de son esprit embrumé par le rosé du matin. Les rares infos accessibles sur le net parlent de sabotage, de pylônes sciés sciemment. Comme nous avons vécu dans une bulle pendant deux semaines, avons-nous raté des nouvelles capitales ? Le monde a-t-il été dévasté par la troisième guerre mondiale ? Sommes-nous les derniers rêvoleurs ? Va-t-on finir comme les êtres de lumière du dernier plan de Résurrection, les derniers vestiges de l’humanité ? Va-t-on devoir traverser le Sirât ? Il y a quelqu’un ?!? Il y a quelqu’un ??? Au secou…
Ah, la lumière vient de revenir. On devrait donc pouvoir assister à la cérémonie de clôture.
Si aucune autre dinguerie ne se produit, si ce festival de pannes ne perturbe pas la remise de la Palme, à demain pour la fin de ces chroniques cannoises 2025.