[Cannes 2025] Jour 8 : Pépite, pépettes et pépins

2025_CANNES_SIGNATURES_WEB_COULEUR 4_1200x1200Dernière-née des sections du Festival de Cannes, considérée à tort comme une programmation des “recalés” de la compétition officielle, Cannes Première s’est révélée, d’année en année, être une formidable mine d’or pour les pionniers cinéphiles en quête de pépites inattendues, parmi les plus marquantes de l’année cinématographique. La Nuit du 12, As bestas, Fermer les yeux, Le Roman de Jim, Vivre, mourir, renaître, Miséricorde se sont faits repérer dans cette section au cours des dernières années. Après The Love that remains, notre premier gros coup de coeur de la 78ème édition du festival, c’est une comédie qui nous a enthousiasmés pour ce septième jour (déjà) de cette édition 2025.

Splittsville de Michael Angelo Covino est une comédie américaine, qui parle sans tabou des relations de couple, de la fidélité, des notions de  « couple libre » et de “polyamour” à travers les tribulations sentimentalo-sexuelles de quatre personnages, initialement deux couples amis. D’un côté Carey (Kyle Marvin, coauteur du film) et Ashley (Adria Arjona), de l’autre Paul (Michael Angelo Covino lui-même) et Julie (Dakota Johnson, probablement dans son meilleur rôle).
En route pour rejoindre la maison de vacances de leurs amis, une superbe villa au bord d’un lac, Carey et Ashley évoquent les activités qu’ils vont pratiquer pendant leurs congés. Première sortie de piste de Carey : il les a inscrits à un cours de poterie alors que Madame pensait à des activités plus coquines, pour pimenter leur couple après un an de lune de miel. Elle tente de lui expliquer en lui astiquant la boîte de vitesse pendant qu’il conduit, ce qui perturbe la circulation. Deuxième sortie de piste, mais pour un autre automobiliste inconnu, victime d’un malaise au volant.
L’incident est pris comme un mauvais présage qui annonce à Carey qu’elle le quitte. Dépité, en miettes, le quadragénaire est accueilli à bras ouverts par Paul et Julie, qui, pour lui remonter le moral, lui expliquent que leur couple est solide parce qu’ils ont opté pour une relation libre. Chacun peut coucher avec qui il veut, tant que les règles du jeu sont bien admises. D’ailleurs, le soir même, Paul s’absente, prétextant un dossier professionnel à boucler. Carey et Julie en profitent pour coucher ensemble. Puisque cela ne gêne pas Paul… Mais sont-ils tous si libres que cela ? La situation rebat complètement les cartes entre les personnages, qui voient tous leurs vies chamboulées par ce vaudeville en grand format.
Les comédies réussies – drôles, intelligentes et rythmées à la perfection – sont suffisamment rares pour que l’on boude son plaisir. Le côté bavard, aux dialogues ciselés, rappelle les meilleurs films de Woody Allen. La crudité des échanges évoque aussi des oeuvres fameuses comme Clerks. Leur cruauté pointe, elle, vers des titres comme Le Déclin de l’Empire Américain. Et il y a aussi un côté Judd Apatow dans la fausse bêtise de l’ensemble.
C’est aussi une oeuvre qui offre un peu d’action, avec notamment une bagarre d’anthologie, au crescendo burlesque destructeur, et beaucoup de folie douce, quand la maison d’Ashley et Carey se transforme en Arche de Noé pour partenaires sexuels déclassés. Pour couronner le tout, le film est mis en scène avec brio, avec des plans séquences, des trouvailles visuelles  et une rythmique burlesque épatante, digne des meilleurs Blake Edwards.
Assez logiquement, le public de la salle Debussy leur a réservé une belle ovation, en remerciement pour les éclats de rires procurés.

Il fallait bien cela pour trouver un second souffle, à mi-parcours de ce marathon cinématographique. En tout cas, cela s’est avéré plus efficace qu’Exit 8. La veille, nous avions préféré renoncer à la séance de minuit du film de Kawamura Genki. Au vu du pitch, un type qui parcours les mêmes couloirs de métro en boucle pour trouver la sortie, nous nous sommes dit que cela serait un peu rude après une journée de projections. Nous avons bien fait, car même pour une reprise en matinée, ça pique un peu. Le récit est bien conforme aux prévisions. Tiré du jeu vidéo éponyme, il place le personnage principal dans un « labyrinthe » composé des mêmes couloirs de métro, en même temps que dans une sorte de boucle temporelle. La règle du jeu est affichée sur le mur. Il s’agit de faire et refaire le même circuit en boucle, en guettant les « anomalies », les différences avec le parcours normal : un son étrange, une affiche manquante ou modifiée, un changement de comportement de ce type qui semble effectuer le chemin inverse… Au début, cela fonctionne plutôt bien. Le dispositif génère une certaine tension et des situations assez incongrues qui mettent mal à l’aise. Mais à mesure des tours de piste du héros, on comprend assez vite que cette boucle n’est liée qu’aux angoisses du personnage face à la perspective de devenir père et qu’il ne lui arrivera rien de vraiment flippant, si ce n’est la gestion du nourrisson au quotidien. A partir de là, on commence à trouver le temps long, alors que le film n’est pas si long que cela(1h35). Il y a bien un ou deux effets visuels intéressants, mais pas de quoi nous transporter bien loin.

Julia Ducournau est peut-être elle aussi restée bloquée dans ce labyrinthe, après son sacre de 2021. Il y a quatre ans, Titane avait suscité le malaise et remporté la Palme d’Or à la surprise générale. Cette année, Julia Ducournau est revenue avec un statut de favorite à défendre et un cercle d’admirateurs attendant beaucoup de son nouveau long-métrage, Alpha. Trop, sans doute, car à en juger l’accueil très froid réservé au film, beaucoup ont été déçus, tant par le scénario que par les partis-pris de mise en scène. Comment décrire l’intrigue ? Eh bien c’est un peu l’inverse du Renoir de Chié Hayakawa. Si le pitch de ce dernier nous avait fait craindre une histoire déprimante autour de la maladie incurable d’un homme, la cinéaste japonaise a réussi à tenir le mélodrame hors champ, développant d’autres thèmes, d’autres idées de narration. Alpha, présenté comme un film d’anticipation trouble et angoissant, reposant sur la propagation d’un virus mystérieux, n’est en fait, une fois dénué de son contexte, qu’un mélodrame balourd, tombant assez fréquemment dans le piège de l’émotion tires-larmes. Attention, vent de pathos force 11 sur la Croisette…
Le film tourne autour d’Alpha (Mélissa Boros), une adolescente de treize ans qui vit seule avec sa mère médecin (Golshifteh Farahani). Comme la plupart des jeunes filles de son âge, elle va au collège, commence à s’intéresser aux garçons et tente de s’affirmer en assistant à des soirées où l’alcool coule à flots. Lors d’une de ces soirées, elle perd le contrôle et se réveille avec un “A” tatoué sur le bras. Le tatouage a été fait de façon artisanale, avec une aiguille trouvée sur place, probablement empruntée à un toxicomane. Quand sa mère découvre les dégâts, c’est un peu la panique. Car un nouveau virus, transmissible essentiellement par le sang, se propage rapidement au sein de la population. Si l’adolescente a utilisé du matériel souillé, elle est peut-être positive au virus et risque de développer une maladie incurable qui transforme peu à peu les organismes en pierre, jusqu’à l’asphyxie. Alpha doit faire un test de dépistage pour savoir si elle est séropositive ou non. En attendant le résultat, elle doit subir le rejet de ses camarades de classe, dégoûtées par son tatouage infecté et sanguinolent et inquiètes d’être en contact avec une personne porteuse de ce virus encore mal connu. L’oncle de la jeune fille, Amin (Tahar Rahim), est assurément porteur du virus. Après des années d’errance et de toxicomanie qui l’ont tenu éloigné de sa famille, il a fini par échanger ses seringues avec la mauvaise personne au mauvais moment. Comme ses symptômes empirent, il décide de revenir demander de l’aide à sa soeur.  Isolés, mis en quarantaine, Alpha et Amin ont l’occasion de se rapprocher l’un de l’autre, de s’attacher l’un à l’autre, pour peut-être mieux se dire adieu.
Premier constat, le film est beaucoup trop long pour un sujet aussi mince. La plupart des scènes semblent répétitives, obéissant aux mêmes schémas, aux mêmes ficelles usées, et privilégiant des numéros d’acteurs minimalistes ou, au contraire, outranciers. Golshifteh Farahani est impeccable en soignante douce et attentionnée. Appelez la caisse d’Assurance Maladie, on la veut illico comme médecin traitant. Pour le personnage, en revanche, c’est frustrant. Elle aurait pu être le vrai point d’ancrage du récit, mais doit se contenter d’un rôle assez secondaire, trop lisse pour que l’on s’y attache. Tahar Rahim, lui, verse dans la performance larmoyante, mode phase terminale activée. Il a perdu 20 kg pour être crédible dans ce rôle de toxicomane rongé par la maladie, mais le poids semble s’être malheureusement reportée sur son jeu. La lourdeur !
Face à ces deux stars, la jeune Mélissa Boros se sort plutôt bien de ce premier film imposant, affichant une présence intéressante à l’écran. Mais, comme ses partenaires, elle souffre d’un scénario qui privilégie une trame narrative au détriment des dizaines de sous-intrigues que le sujet pouvait irriguer.
On comprend bien ce que la cinéaste a essayé de faire : une évocation des années SIDA, à travers ce récit de science-fiction, et un drame intimiste autour d’un malade. Le problème, c’est déjà que la partie science-fiction est insuffisamment développée. La cinéaste ne donne pas vraiment de détails, n’explicite rien, nous laisse comprendre par nous-mêmes les différents stades de la maladie fictive dépeinte par le film. Ensuite, si on met de côté ce contexte original, le scénario, lui, ne l’est pas du tout. En théorie, un scénario qui nous force à nous attacher à un personnage malade tout au long du film, avant de le faire cruellement disparaître, c’est une recette qui peut s’avérer payante. Tom Hanks, qui n’avait perdu “que” 11 kilos pour son rôle dans Philadelphia, avait quand même gagné un Ours d’Argent et un Oscar du meilleur acteur. 120 battements par minute avait de son côté remporté le Grand Prix sur la Croisette en 2017. Il est clair que Julia Ducournau a un train de retard sur ce coup-là.
Pourquoi  n’a-t-elle pas mieux adressé la problématique des services d’urgences débordés, entrevue lors d’une scène où le médecin organise elle-même l’accueil des patients, l’une des rares où la tension monte ? Pourquoi n’a-t-elle pas non plus insisté sur l’ostracisation des malades ? Elle l’aborde un peu le temps d’une belle scène avec Finnegan Oldfield et son compagnon malade, et surtout, à travers le rejet d’Alpha par ses camarades, terrorisées à l’idée d’attraper cette maladie encore honteuse et taboue. La scène de la piscine – et la panique qu’elle occasionne – est la seule scène vraiment formidable du film. De notre point de vue, la cinéaste aurait dû capitaliser sur cette question du harcèlement scolaire, de la peur de la différence, que ce soit au niveau de la maladie, de la race, de l’origine sociale, pour mieux résonner avec notre société contemporaine. Mais elle a choisi de se concentrer sur un arc narratif poussiéreux et des effets usés jusqu’à la corde. Nous verrons si le jury a été sensible ou non à ce choix. Pour nous, la potentialité d’une Palme d’Or est quelque peu ensablée.

Il n’y a pas non plus d’originalité dans Les Aigles de la République de Tarik Saleh. Le cinéaste boucle sa trilogie égyptienne en reprenant un peu le principe de La Conspiration du Caire : plonger un personnage peu habitué aux subtilités politiques dans les méandres du pouvoir, l’infiltrer malgré lui dans un microcosme composé de politiciens, de militaires et d’hommes de main sournois, pour permettre au spectateur de constater, comme le protagoniste, les jeux de pouvoir à l’oeuvre.
Ici, c’est un célèbre acteur, George Fahmy (Fares Fares), qui assure cette tâche. Cette star du cinéma égyptien a choisi de ne pas s’impliquer dans les affaires de son pays, en proie, depuis la révolution, à de nombreuses tentatives de déstabilisation.En tant que membre de la communauté minoritaire Copte, même s’il n’est pas franchement pratiquant, il préfère rester discret sur sa religion, et tout autant sur ses idées politiques. En tant que star, il ne peut pas se couper d’une partie de son public.
Depuis quelques jours, on le sollicite davantage que de raison pour qu’il prenne parti pour un camp, et notamment celui de Mohammad Al-Sissi, l’homme fort au pouvoir. D’autres le chatouillent sur sa moralité et sa situation maritale, pas très catholique. Des personnes le suivent, lui mettent des coups de pression pour lui faire comprendre que sa carrière est sur la sellette. S’il acceptait, en revanche, d’incarner Al-Sissi à l’écran, son avenir serait assuré – tant que l’homme est au pouvoir, bien sûr. Fahmy n’est pas emballé. Il n’apprécie pas tellement Al-Sissi et trouve ses méthodes détestables. Mais dans un contexte où beaucoup d’opposants politiques et de citoyens ordinaires sont arrêtés arbitrairement, il n’a pas d’autre choix que d’accepter le rôle. Il profite de son statut protégé pour obtenir des faveurs du pouvoir et aider un camarade de son fils ou une ancienne partenaire cherchant à fuir le pays, ou des appuis pour continuer à profiter de sa vie de séducteur et de star mondaine. Mais dans un tel contexte, les faveurs peuvent lui attirer des inimitiés ou des demandes de service en retour. George se retrouve impliqué malgré lui dans une conspiration visant un nouveau revirement politique.
Le récit est bien mené et suffisamment manipulateur pour maintenir la tension d’un bout à l’autre, mais les enjeux sont plus lisibles que dans La Conspiration du Caire, qui se déroulait dans une institution aux rouages plus complexes.
Ici, le plus intéressant est surtout la toile qui se tisse autour du personnage de l’acteur, qui doit essayer de ne pas se laisser happer par une faction ou une autre, de montrer des liens de proximité avec le pouvoir. Un numéro d’équilibre périlleux.
Tarik Saleh assure l’essentiel, en présentant une oeuvre solide, au scénario bien ficelé, à la mise en scène rigoureuse, et au casting remarquable –  Fares Fares est comme souvent impeccable, mais il se voit ici voler la vedette par Amr Waked, terrifiant dans le rôle du Dr. Manssour, l’homme de main du président. Mais on reste un peu sur notre faim. On attendait un film encore plus tortueux, plus intense. Là, on dirait que le cinéaste se repose un peu sur ses lauriers.

Après, sans doute a-t-il lui aussi subi quelques pressions de la part du régime égyptien, même s’il possède la nationalité suédoise… En tout cas, le service de sécurité était sur les dents pour la montée des marches du film, avec un changement de règles de dernière minute concernant l’autorisation des sacs à dos dans le Théâtre Lumière. Plusieurs festivaliers ont été refoulés à l’entrée et contraints de filer aux consignes bagages pour y déposer leurs affaires. Et comme le service n’était pas préparé à cet afflux de festivaliers, cela a occasionné quelques problèmes.
Ah, tout le monde ne peut pas bénéficier de l’appui de personnalités haut placées pour accéder plus vite au Palais des Festivals… Peut-être des gens très riches, comme La Femme la plus riche du monde, peuvent-ils se payer ce luxe ?
C’est le titre du nouveau film de Thierry Klifa, présenté hors-compétition, qui revient sur l’affaire Bettencourt et les sommes faramineuses que Liliane Bettencourt, ancienne propriétaire de L’Oréal, a données à son “ami”  François-Marie Banier, avant que sa fille, Françoise Bettencourt Meyers, ne siffle la fin de la partie en portant plainte pour abus de faiblesse et détournement de fonds contre le photographe, et ne demande la mise sous tutelle de sa propre mère.
Ici, les noms des personnages ont été modifiés, mais on devine facilement qui ils représentent. Liliane Bettencourt devient Marianne Farrère et est incarnée par Isabelle Huppert. Son conjoint, Guy, est joué par André Marcon. Et sa fille, Frédérique Spielman, prend les traits de Marina Foïs. Quant au photographe un peu trop persuasif, il devient Pierre-Alain Fantin et donne à Laurent Lafitte l’occasion de briller. Le jeu du comédien glisse vers les limites du cabotinage sans jamais basculer du mauvais côté, un beau numéro d’équilibriste qui lui permet de camper un type à la fois totalement odieux et attachant. Sans filtre, il est peut-être le seul à oser bousculer la milliardaire, isolée dans sa cage dorée, et c’est sans doute pour cela qu’elle l’adore. Lors de leur première rencontre, il lui fait changer de tenue, parce que son tailleur chic fait “vieille lesbienne” et lui dit de se décoiffer parce qu’elle a “un animal mort sur la tête”. En même temps, il essaie de la flatter en permanence, alternant le chaud et le froid en bon pervers narcissique. Le voir évoluer et soutirer des millions à la richissime femme d’affaires est assez fascinant. On se demande comment cette personnalité aussi intelligente et rompue à la gestion de son business a pu se laisser abuser par un type aussi grossier, mais Isabelle Huppert réussit parfaitement à montrer cette ambivalence, avec à la fois une certaine maturité, une froideur, et un côté encore enfantin, qui appelle à la folie douce, en rupture totale avec sa fille, son gendre ou son mari. Un autre personnage est particulièrement intéressant, témoin privilégié de ces excentricités et ces magouilles, le majordome interprété par Raphaël Personnaz. Il vient d’un milieu où il peut facilement reconnaître une canaille et voir clair dans le jeu de Fantin, et en même temps, il est subjugué par l’aplomb de ce dernier.
Thierry Klifa filme les joutes entre les différents personnages avec le même mélange de sobriété et d’impertinence, et nous place nous aussi en position de témoins de cette incroyable affaire.

Si nous n’avons pas réussi à soutirer un million ou deux à “Mamie Zinzin”, si nous ne cherchons pas en vain la sortie 8, le mot “exit”, la porte exacte, et si nous n’avons pas attrapé un virus étrange, à demain pour la suite de ces chroniques cannoises.