– Critique de cinéma !
– Hum… Encore un gamin qui regarde trop de films… Mais tu ne préfères pas faire un vrai métier? Un travail d’avenir, comme ingénieur en robotique, data analyst, gestionnaire de réseaux ? Un métier de prestige, comme avocat, notaire ? Ou d’autres professions passionnantes ? Architecte, par exemple ?
C’est très bien, ça, architecte. Un métier passionnant, alliant créativité et rigueur technique. Un petit dessin gribouillé en deux secondes sur un coin de table, une maquette bricolée en allumettes et, hop, on peut décrocher de gros contrats. D’accord, il y a un ralentissement des commandes publiques, pour cause de rigueur budgétaire, mais comme les êtres humains auront toujours besoin de se loger ou d’adapter les habitats aux nouvelles contraintes thermiques et énergétiques, la profession ne risque pas de s’enfoncer durablement dans la crise. Après, il faut encore pouvoir concrétiser les idées, et là, c’est moins évident. Surtout si l’on travaille avec un donneur d’ordres capricieux et des collaborateurs qui s’ingénient à saboter votre travail. On l’a vu récemment dans The Brutalist. Et c’est aussi le cas dans L’Inconnu de La Grande Arche, de Stéphane Demoustier, présenté dans la section Un Certain Regard. Le cinéaste raconte l’histoire de la création du monument inauguré en 1989 sur le parvis de La Défense, aux portes de Paris.
Ce projet, souhaité par le Président François Mitterrand dès son arrivée à l’Elysée, au début des années 1980, a fait l’objet d’un concours d’architecture en 1983. Il a été remporté, à la surprise générale, par un architecte danois inconnu, Johann Otto von Spreckelsen (Claes Bang), qui a imaginé un cube tout de verre et de marbre, dans le prolongement de la Pyramide du Louvre, de la place de la Concorde et de l’Arc-de-Triomphe.
François Mitterrand (Michel Fau), enthousiaste, charge le technocrate Jean-Louis Subilon (Xavier Dolan) d’engager l’architecte au plus vite pour initier le projet, qui doit impérativement être finalisé pour les célébrations du bicentenaire de la Révolution Française, le 14 juillet 1989.
Von Spreckelsen et sa femme (Sidse Babett Knudsen) débarquent donc à Paris, ravis de l’opportunité qui leur est offerte. Au début tout va bien. Les premiers contacts avec le Président sont chaleureux, le projet bénéficie de financements très confortables et leurs exigences contractuelles ont été validées. Mais l’architecte s’accroche souvent avec Subilon, obsédé par les délais et les impératifs politiques au détriment du côté artistique du bâtiment. Le technocrate leur impose de coopérer avec une société française. Hélas, Von Spreckelsen les invalide l’une après l’autre, guère convaincu par leur sérieux ou leur attachement à la qualité. Un seul trouve grâce à ses yeux, Paul Andreu (Swann Arlaud). C’est un architecte de formation et il semble capable d’avoir une vision artistique des projets, contrairement aux chefs de chantier classiques. Johann Otto accepte d’engager Andreu, mais insiste pour être le seul maître à bord en ce qui concerne l’architecture, le design et le choix des matériaux.
Commence alors une collaboration heurtée entre Subilon, Andreu et Von Spreckelsen, qui n’ont pas du tout les mêmes approches et les mêmes avis. L’architecte se heurte aussi aux spécificités françaises : normes plus restrictives qu’ailleurs sur la planète, pressions mises pour tenir les délais par les donneurs d’ordre, mais retards occasionnés par des broutilles techniques ou des lourdeurs administratives, des tentatives de magouille et de corruption…
Surtout, il découvre, en même temps que la population française, les joies de la cohabitation, c’est-à-dire un changement de gouvernement qui s’ingénie à défaire tout ce que le pouvoir sortant avait initié.
Le film développe alors une belle opposition entre les métiers artistiques et créatifs, où la liberté et la beauté sont reines, et les métiers bureaucratiques et politiques, où seul compte le pragmatisme. Les artistes ont besoin de mécènes, mais ces derniers n’ont pas toujours la sensibilité nécessaire pour apprécier la création. Quant aux politiques, Von Spreckelsen les balaie d’un revers de la main – “Ministre, ça vient de minus. Un moins que rien, un larbin…”.
L’Inconnu de La Grande Arche évoque à plusieurs reprises The Brutalist, tant par les thèmes que par les aléas rencontrés. Certes, le long-métrage de Stéphane Demoustier ne distille pas l’intensité vénéneuse du film de Brady Corbet, mais il possède ses propres qualités esthétiques, à commencer par sa construction des plans très géométrique, pour mieux coller au concept d’arche créé par Von Spreckelsen et, surtout, matérialiser l’obsession dévastatrice de l’architecte. Tel un Don Quichotte de La Défense, la tête dans le cube et perdu dans ses nuages, Johann Otto gaspille son énergie à se battre en vain contre les technocrates, éoliennes modernes qui brassent beaucoup d’air mais ne produisent pas grand-chose. Ce combat perdu d’avance contre un Etat, une façon de faire, laisse fatalement des traces et finit par nuire à son couple. Stéphane Demoustier filme la lente et inéluctable descente aux enfers de Von Spreckelsen, comme il avait filmé celle de Melissa dans Borgo. Ce sont des personnages passionnés, aimant leur travail, mais qui se retrouvent obligés de frayer avec des requins, des individus qui n’ont aucune morale et aucun scrupule.
Si ce sont ces derniers qui finissent toujours par faire la loi, au sens propre comme au figuré, alors pourquoi ne pas devenir politicien, gamin ? Hum… Non, oublie. Les politiciens qui ont le vent en poupe aujourd’hui sont pour la plupart des leaders d’extrême droite, porteurs d’idées haineuses et flattant les masses pour prendre le pouvoir, ou bien des types s’accrochant à leur poste à tout prix, utilisant les recettes des régimes totalitaires. Un écrivain visionnaire avait déjà anticipé tout cela, et décrypté les méthodes qui permettent d’instaurer une dictature : George Orwell. Dans son ultime roman, “1984”, publié en 1949, il dépeint une société futuriste en proie à un tyran omniprésent et omniscient, “Big Brother”, qui contrôle les pensées des citoyens et veille à ce que tout le monde adhère à sa politique unique, par la force ou la terreur, si besoin. Les récalcitrants sont pourchassés, arrêtés et rééduqués. Sous l’effet de la torture, même des gens bien éduqués, parfaitement conscients que 2+2=4, finissent par admettre que 2+2=5 si c’est ce que veut le pouvoir en place. Mais Big Brother n’est pas professeur de mathématiques. Il cherche surtout à faire gober des slogans tout aussi absurdes que cette équation : “War is Peace (la guerre, c’est la paix)”, “Ignorance is Strength (l’ignorance est une force)”, “Slavery is Freedom (l’esclavage, c’est la liberté)”. Nous n’en sommes plus si loin aujourd’hui, et le cinéaste Raoul Peck a décidé de le démontrer en établissant un parallèle entre les écrits d’Orwell – des passages de son roman, mais aussi de ses précédentes oeuvres, et de son journal intime – et des images documentaires contemporaines. La mise en miroir est assez exhaustive. Orwell, 2+2=5 recense toutes les dérives totalitaires déjà à l’oeuvre dans notre époque, de Vladimir Poutine, en Russie, à Min Aung Hlaing, au Myanmar, en passant par Victor Orban, Benyamin Netanyahou ou Modi. Sans oublier Donald Trump qui, depuis le début de son second mandat, prend des décisions politiques très discutables. Le cinéaste haïtien compile aussi des cas concrets de guerres menées “au nom de la paix”, avec un cynisme sans bornes “War is Peace”… Rien de mieux qu’un ennemi désigné pour cimenter le peuple et servir de bouc émissaire à tous les maux de la société… Peck montre comment les puissants utilisent la novlangue, la réécriture de l’histoire, la surveillance ou la peur de l’ennemi pour consolider leur autorité et leur pouvoir financier, diviser les populations et légitimer la violence. Il dénonce la collusion entre les politiciens et le petit groupe de milliardaires qui accaparent l’essentiel des ressources, des technologies et des média, ce qui leur permet théoriquement de manipuler la vérité, et, à terme, de contrôler complètement le peuple. Le constat est sans appel, et fait froid dans le dos. Il démontre que nous sommes déjà dans le système dépeint par le roman d’Orwell.
L’exposé n’est pas sans rappeler le documentaire d’Erik Gandini, Videocracy ou, plus récemment, de 2073, le docufiction d’Asif Kapadia présenté à la dernière Mostra. Il tire des conclusions assez similaires, à savoir que nos sociétés contemporaines sont au bord du précipice, prêtes à basculer dans le totalitarisme et l’obscurantisme, et Raoul Peck entend bien inciter l’humanité à réagir avant qu’il ne soit trop tard. Mais quel public cible-t-il ? Nous étions déjà conscients du problème bien avant la projection de ce film et, à n’en pas douter, l’immense majorité des spectateurs de la salle Debussy également. Les opposants aux régimes totalitaires cités dans le film? Eux aussi sont aussi convaincus de la nécessité de les faire chuter et réinstaurer la démocratie. Alors, les partisans de ces tyrans ? OK, mais la plupart sont déjà complètement formatés et persuadés que tout film s’attaquant à leurs leaders ou leurs idéologies rances est forcément mensongère et pilotée par des groupuscules de “bobos woko-gauchiasse”, un comble pour des individus qui ne se nourrissent que de fake news sur les réseaux sociaux. Pas sûr que le film de Raoul Peck soit de nature à les faire évoluer. Il n’enfonce probablement que des portes ouvertes. Mais s’il parvenait à ne convaincre que quelques spectateurs, à ne convertir qu’une poignée de personnes, il aurait déjà atteint son but. En tout cas, cette oeuvre révélatrice de la fabrique contemporaine du mensonge politique a le mérite d’exister et d’essayer de résister, à sa façon.
Bon, alors architecte et politicien, on oublie… Mais pourquoi pas artiste ? Un artiste, c’est libre, c’est indépendant. Peintre, c’est bien, par exemple. A moins d’avoir l’égo d’un Michel-Ange, pas besoin de réaliser des oeuvres monumentales pour se faire remarquer. Une petite toile suffit. Comme celles de Renoir, par exemple, dont le biopic était programmé cet après-midi en compé… Eh ! Mais pas du tout ! Le film de Chié Hayakawa évoque bien le célèbre peintre, notamment via la reproduction de l’une de ses toiles “Portrait d’Irène Cahen d’Anvers”, mais la peinture à l’huile n’est absolument pas le sujet du film. On y suit l’été singulier d’une fillette de onze ans, Fuki (Yui Suzuki), dont le père est mourant à l’hôpital. Ah !?! Médecin, c’est bien comme métier, aussi…
Là, vous vous dites qu’il s’agit de ce genre de film mélodramatique bourré de pathos et de violons lancinants, qui vous fait consommer plusieurs paquets de mouchoirs à la minute. Eh bien pas du tout. C’est même tout le contraire. Des souffrances du père, atteint d’un cancer en phase terminale, on ne verra pas grand chose. On comprend juste que Keiji (Lily Franky) n’en a plus que pour quelques jours puisque son épouse décide de le placer à l’hôpital, plus adapté pour administrer les soins palliatifs, et que ses collègues, venus lui rendre visite, le trouvent amaigri et à bout de souffle. L’épouse de Keiji, Utako (Hikari Ishida) semble étrangement n’éprouver aucune émotion. Elle a admis que son mari allait mourir, mais ne se voit pas passer ses journées à l’hôpital en attendant le moment fatidique. Elle a récemment été promue cadre et croule sous le travail, donc pas de temps à perdre. Elle ne réalise pas qu’elle est froide, distante et odieuse avec tout le monde, victime de la colère et la rage qu’elle a accumulées. Fuki semble aussi prendre les choses avec détachement. Tout le monde a admis l’idée autour d’elle, donc elle n’a pas d’autre choix que de faire pareil. Pourtant, elle souffre de solitude. Ce qui la gêne le plus, c’est de se sentir orpheline, subitement lâchée aussi bien par son père que par sa mère. Alors, elle essaie de trouver du réconfort auprès d’inconnus sur une hotline dédiée aux personnes qui se sentent seules – le film se déroule à la fin des années 1980, avant l’arrivée d’internet. C’est ainsi qu’elle noue une relation très ambiguë avec un homme d’une vingtaine d’années, clairement pédophile, et ceci ne manque pas de faire monter la tension, d’autant que dans la scène inaugurale, Fuki imaginait déjà sa mort, assassinée par un détraqué. Et comme le film précédent de la cinéaste, Plan 75, était déjà un récit anxiogène, on se dit que le film pourrait basculer à tout moment dans le chaos. En fait, il faut surtout faire l’effort de se mettre à la place de cette fillette de onze ans – l’âge où la cinéaste a perdu son père, dans des conditions similaires. A cet âge, on n’a pas encore la compréhension de tous les codes des adultes, on n’a pas forcément été confronté à la mort, et encore moins à la mort d’un proche. On se laisse facilement influencer par des films, des oeuvres, des émissions. L’idée de la scène d’ouverture, un devoir d’école dans lequel la gamine s’imagine morte, lui a sans doute été inspirée par un fait divers relaté à la télévision ou dans le journal, tout comme sa fascination pour la magie et le mentalisme, tirée d’une émission ringarde. Tout est vu à travers ce prisme, qui permet de raconter le passage – un peu forcé – de l’enfance à l’âge adulte à l’aide de petites touches subtiles, de petits moments tendres, drôles, émouvants ou inquiétants, des impressions, comme sur une toile de maître. A l’applaudimètre, il n’est pas certain que Renoir ait convaincu tout le monde, mais Chié Hayakawa a néanmoins réussi à passer le cap du second long-métrage avec talent, en signant un long-métrage qui interpelle et finit par émouvoir, sans jamais tomber dans le pathos.
Mais revenons à nos métiers. Nous en étions à “médecin”. C’est bien, médecin. Bon, il y a du boulot, si l’on en juge le nombre de patients par médecin traitant et l’étendue des déserts médicaux – on doit être encore sur le Sîrât… Ou alors, psychiatre ? Là aussi, la profession ne connaît pas la crise, à en juger le nombre de frappadingues qui nous entourent. Quand on voit ce groupe de zozos déguisés en super-héros remonter la Croisette en quête de tickets pour entrer dans le palais, on se dit qu’il va falloir acheter un gros divan pour les prochaines séances…
Une qui aurait bien besoin d’un thérapeute, c’est Jennifer Lawrence dans Die my love, le film de Lynne Ramsay, en compétition officielle. Pendant la majeure partie du film, son personnage, Grace, a un comportement pour le moins erratique. Tout allait bien quand, six mois auparavant, elle s’est installée avec son compagnon, Jackson (Robert Pattison) dans cette maison du Montana coupée du monde, un héritage familial. Elle était alors enceinte et y voyait le lieu idéal pour se remettre à écrire tout en élevant l’enfant, dans un cadre bucolique. Mais plus le temps passe, plus Grace perd pied. Elle alterne une certaine aphasie, durant laquelle elle néglige son bébé, mais aussi le ménage de la maison, et des phases d’hyperactivité où elle danse, court, se masturbe frénétiquement pour assouvir ses pulsions sexuelles. Ca, c’est pour le côté dépression post-partum, déjà pas simple à traiter. Mais le mal est sans doute plus profond. Peut-être une psychose à surveiller. Aussi, quand elle commence à griffer les murs jusqu’au sang, se promener avec un couteau ou un fusil à la main, on ne peut s’empêcher d’envisager le pire pour elle, son bébé, ou son conjoint – d’accord, le combo claquettes-chaussettes du brave Robert est un crime contre le bon goût, mais de là à vouloir l’occire, tout de même…
Avec ce film Lynne Ramsay continue d’explorer les différentes formes de folie qui frappent les individus – le coup de folie qui pousse un adolescent à commettre des crimes de masse dans son lycée (We need to talk about Kevin), les traumatismes d’un vétéran de guerre qui l’incitent à s’inventer des scénarios improbables, propices à la paranoïa et aux pulsions suicidaires (You Were Never Really Here), la dépression qui pousse de jeunes hommes au suicide (Le Voyage de Morvern Callar, Ratcatcher) et celle qui pousse une jeune femme à ne pas signaler la mort de son compagnon (Le Voyage de Morvern Callar).
Ici, on est plutôt dans la dépression post-natale, exacerbée par la difficulté à s’adapter à un nouvel environnement coupé du monde, par la solitude qu’elle ressent et les difficultés que traverse le couple.
Le problème, c’est que si le personnage est légèrement fêlé, à l’écran, c’est moins foufou. Au début, le film comporte suffisamment de matière pour nous tenir en haleine. On sent que le récit peut basculer dans l’horreur à tout moment, et la cinéaste s’ingénie à faire monter la tension en jouant avec les clichés du film de genre. Surtout, elle crée une ambiance visuelle et sonore singulière, qui nous invite à nous demander si ce que l’on voit à l’écran est concret ou issu des fantasmes de Grace. On se trouve dans une temporalité incertaine, entre instant présent, flashbacks et flash-forwards. Les personnages secondaires, comme Pam (Sissy Spacek) et Harry (Nick Nolte) semblent eux aussi un peu dérangés. Et le bourdonnement des mouches, associé à des morceaux de musique décalés, génère aussi le malaise. Tout contribue à rendre l’intrigue imprévisible et générer de l’angoisse. Mais au bout de la cinquième crise du personnage principal, quand elle se met à rôder à quatre pattes comme une panthère, qu’elle se cogne la tête contre les murs et part en promenade pendant des heures, avec ou sans bébé, on commence à trouver le temps long. Ca ne doit quand même pas prendre deux heures pour trouver le numéro de l’asile psychiatrique, non? Et plus le film progresse, plus il se simplifie, ce qui n’aide pas vraiment à lui procurer un second souffle.
Mais peut-être attendait-on autre chose, après les précédents films de la cinéaste, et en ayant aussi en tête Mother! de Darren Aronofsky, sur un thème assez proche et avec la même Jennifer Lawrence en vedette, qui basculait dans un délire complet.
Ici, c’est à la fois un peu trop alambiqué pour un récit aussi “simple” et un peu trop “léger” pour un film de 2h.
Alors, ça te dit psychiatre ? Ou une autre profession scientifique? Microbiologiste, par exemple, pour sauver le monde des bactéries venues de l’espace ou des virus qui se propagent quand on cuisine des pangolins… Non ? Tu préfères critique de cinéma ? Ah d’accord, tu préfères les dingos aux psychiatres…
Il est vrai que certains critiques sont devenus très célèbres. Notamment ceux des Cahiers du Cinéma, à la fin des années 1950, redoutés pour leur plume incisive et fielleuse. Mais c’est moins par leurs textes, féroces avec le cinéma français traditionnel, que par leurs propres films qu’ils ont acquis une réputation internationale, en formant le fameux mouvement de la Nouvelle Vague. Nouvelle Vague, c’est aussi le titre du film de Richard Linklater, projeté lui aussi dans le cadre de la compétition officielle. Le récit débute en mai 1959, alors que François Truffaut (Adrien Rouyard) s’apprête à présenter son premier long-métrage, Les Quatre cents coups au Festival de Cannes. Son confrère Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck) part le soutenir sur un coup de tête et assiste à son triomphe (prix de la mise en scène cette année-là). Il est à la fois ravi pour son ami et pour leur conception commune du Septième Art, qu’ils souhaitent plus audacieux, et terriblement frustré. Quoi, Truffaut a fait des débuts fracassants, Chabrol en a déjà deux longs-métrages à son actif, Rivette et Rohmer ont aussi réalisé leurs premiers films, même s’ils ne sont pas sortis en salles, et Lui, Jean-Luc Godard, meilleur critique de cinéma de la place de Paris, plume la plus redoutée de l’hexagone, n’a toujours pas franchi ce cap ?!? Il presse Georges de Beauregard (Benjamin Cléry) de produire son film “Prénatal”, une comédie musicale engagée – qui deviendra plus tard, Une femme est une femme –, mais celui-ci refuse d’engager de l’argent dans l’oeuvre bancale d’un néophyte. Il consent en revanche à produire un film autour de l’idée originale de Truffaut, inspiré de la mort d’un gangster. Aussitôt Godard se met au travail. Il engage Jean-Paul Belmondo (Aubry Dullin), qui avait tourné dans son court-métrage, et fait le forcing pour engager Jean Seberg (Zoey Deutch), en s’appuyant sur les rêves de cinéma de son compagnon de l’époque, François Moreuil. Il s’entoure de membres de la bande des Cahiers pour tenir les postes techniques, nomme Pierre Rissient comme assistant et donne sa chance à Raoul Coutard (Matthieu Penchinat) au poste de chef-op’. Il ne sait pas qui est Bergman, mais il a réalisé des films de guerre en Indochine, donc parfait pour le film-guérilla qu’il compte réaliser. Mais au moment de tourner, Godard impose son rythme. Certains jours de tournage, il tourne seulement une heure ou deux, voire pas du tout. Il refuse toute répétition aux comédiens, à qui il souffle le texte en direct, à la dernière minute. Il rembarre la maquilleuse de Seberg, s’accroche parfois avec ses acteurs, désarçonnés par sa méthode, agace les accessoiristes et les costumiers. Et surtout, il rend fou le pauvre producteur, dépité de voir son argent dilapidé par ce jeune homme un peu perché. A l’arrivée, le résultat est pourtant impressionnant. Godard est allé au bout de son idée et à signé l’un des films les plus représentatifs de la Nouvelle Vague, une oeuvre libre, à la mise en scène et au montage audacieux, bref, pas dégueulasse du tout.
Pas dégueulasse non plus, cette plongée dans les coulisses du tournage proposée par Richard Linklater. Le cinéaste américain ne possède certes pas le génie de Godard pour transformer son scénario en grand film, mais il en fait quelque chose de très plaisant, plein d’anecdotes savoureuses et d’un amour pour le cinéma que l’on devine sincère et profond. Linklater réussit surtout à diriger parfaitement ses comédiens, presque tous inconnus, dans une langue qui n’est pas la sienne, en réussissant à trouver la bonne diction, les bonnes postures.
Voilà un film qui donne envie de se replonger dans les oeuvres de la Nouvelle Vague et de revoir A bout de souffle, pour faire correspondre le résultat avec le tournage parfois chaotique. C’est aussi un film qui donne envie de faire du cinéma, car quand même, filmer, monter, raconter ses propres histoires, quel métier fascinant !
– Alors, tu veux faire quoi plus tard ?
– C’est tout vu ! Faire des films !
Si on ne part pas tourner le remake de la scène de l’escalier d’Odessa, dans Le Cuirassé Potemkine, sur les marches du Théâtre Lumière, à demain pour la suite de nos chroniques cannoises.
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Affiche : © Les Films 13 – Un homme et une femme de Claude Lelouch (1966) / Création graphique © Hartland Villa
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