[Cannes 2025] Jour 1 : Le Fil… Rouge

Par Boustoune

Pour rédiger les chroniques quotidiennes que vous nous faites l’honneur de suivre, dégager un fil conducteur est souvent bien utile. Et pour celle du premier jour du 78ème Festival de Cannes, nous avions l’embarras du choix.

Nous aurions pu par exemple, partir sur le thème des chanteuses et des chansons. Le film inaugural, Partir un jour, présenté hors compétition, est en effet un film musical, dont la vedette n’est autre que la chanteuse Juliette Armanet et qui progresse au rythme de tubes de la variété française, de Dalida à K. Maro, en passant par Claude Nougaro ou Bénabar. Par ailleurs, comme annoncé par les organisateurs, Mylène Farmer est bien venue chanter sur la scène du Grand Théâtre Lumière pendant la cérémonie d’ouverture. Elle ne joue pas dans le film précité, mais sera à l’affiche de Dalloway, présenté en séance de minuit, entre jeudi et vendredi prochains.
Au vu du temps menaçant sur la Croisette en fin d’après-midi, certaines mauvaises langues s’amusaient déjà à établir un rapport de cause à effet entre la pluie annoncée et ce concert de “voix de casseroles” – idée encore amplifiée par le métier du personnage incarné par Juliette Armanet dans le film d’Amélie Bonnin : cheffe cuisinière.
Bernique ! Il n’est pas tombé une goutte ! Et la soirée s’est déroulée sans fausse note. Mais de là à articuler tout notre texte autour de ça… Car si le timbre soyeux de la nouvelle flamme fatale de la chanson française est toujours aussi appréciable et réussit l’exploit de rendre supportable le tube des 2Be3, avouons que ses partenaires ne pourront pas vraiment espérer remporter The Voice cette année, ni même viser le podium au concours de l’Eurovision. Nous mettons de côté la voix cristalline et envoûtante de Mylène Farmer, nous y reviendrons plus tard…

Nous aurions également pu tout miser sur le thème des acteurs et des actrices. C’est d’ailleurs celui qu’a intelligemment utilisé Laurent Lafitte pour conduire l’ensemble de la soirée d’ouverture.
En parfait maître de cérémonie, il a commencé par rendre hommage à Emilie Dequenne, décédée en mars dernier des suites d’un cancer, à l’âge de 43 ans. Son talent avait ébloui Cannes dès son premier film, en 1999. Rosetta avait valu leur première Palme d’Or aux frères Dardenne et l’actrice avait remporté le prix d’interprétation féminine. Emilie Dequenne était revenue sur la Croisette à plusieurs reprises, dans des rôles tout aussi mémorables (A perdre la raison, Close, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait). Il était logique que le Festival de Cannes honore sa mémoire.
Puis Laurent Lafitte s’est lancé dans un long monologue autour du travail des acteurs et leurs connaissances en matière de Septième Art, s’amusant à provoquer avec malice les réalisateurs au passage : “Les acteurs ont beaucoup plus d’expérience que les réalisateurs. [Ceux-ci] ne réalisent jamais que leurs propres films. Par exemple, moi, j’ai fait 67 films, Stanley Kubrick, 13. Ce n’est pas lui qui va m’apprendre ce qu’est une focale…”. Mais le discours, plein d’humour et d’esprit, était surtout destiné à vanter l’engagement dont peuvent faire preuve certains acteurs, qui mettent leur notoriété, leur voix, au service de causes importantes, en première ligne pour lutter contre les injustices, les inégalités, les dérives de pouvoir partout sur la planète. Laurent Lafitte a invité les artistes présents à s’inspirer du courage et de la force de conviction d’acteurs comme James Stewart, Jean Gabin, Joséphine Baker, Marlène Dietrich, Richard Gere, Isabelle Adjani, Taraneh Alidoosti, Rock Hudson, Adèle Haenel ou encore Volodymyr Zelensky, ce simple acteur devenu chef d’Etat et, aujourd’hui, symbole d’une lutte acharnée pour la démocratie et la liberté. Citant Frank Capra, il a déclaré que “seuls les audacieux devraient faire du cinéma.” et réaffirmé que le Festival de Cannes, en tant que plus grande manifestation dédiée au Septième Art, était forcément en première ligne pour présenter des oeuvres politiques engagées, dénonçant les comportements inconséquents, les dérives autocratiques, alertant des menaces qui pèsent sur l’humanité, des oeuvres capables de changer le monde.
Ce beau discours sur les acteurs et les actrices a servi à introduire les deux vedettes de la cérémonie. D’une part la présidente du jury de ce 78ème Festival de Cannes, la comédienne Juliette Binoche. Encore une enfant de Cannes, qui a été révélée par Rendez-vous d’André Techiné, et a triomphé avec un prix d’interprétation féminine pour Copie conforme d’Abbas Kiarostami. Une actrice qui n’a pas la langue dans sa poche et n’hésite jamais à prendre position pour des causes qui lui semblent justes.
Elle aussi a mis en avant le travail des artistes qui résistent, à leur façon, à la folie du monde actuel et le paient parfois de leur vie. Elle en a profité pour rendre hommage à la photojournaliste Fatima Hassouna et dix de ses proches, tués par un missile qui a frappé leur maison à Gaza, le 16 avril dernier. Elle aussi aurait dû devenir une enfant de Cannes. La veille de sa mort, elle avait appris que le film dans lequel elle figurait, Put your soul on your hand and walk était sélectionné au Festival de Cannes, dans la sélection de l’ACID. Ce film sera bien présenté jeudi, avec une pensée particulière pour cette femme décédée à seulement 25 ans, victime de la frénésie guerrière des hommes et des régimes autoritaires.

Juliette Binoche est aussi une actrice qui se laisse aussi vite gagner par l’émotion. On l’a vu l’an passé, où elle était émue aux larmes en remettant une Palme d’Or à son idole, Meryl Streep. Certaines mauvaises langues s’amusaient déjà à parier sur le moment où allait se produire le torrent de larmes sur la scène du Grand Théâtre Lumière. Re-bernique ! L’actrice a surtout provoqué les rires en commettant un joli lapsus, utilisant le mot “humidité” en lieu et place d’”humilité”. Non, cette humidité là ne compte pas dans les statistiques…
Justement, qui de mieux, pour succéder à Meryl Streep, qu’une autre personnalité américaine, un acteur avec qui elle a partagé l’affiche, notamment dans Voyage au bout de l’enfer et Falling in love. Lui aussi un enfant du festival, qui a marqué les esprits dans Mean Streets, à la Quinzaine des Réalisateurs, avant de devenir le protagoniste inoubliable de Taxi Driver, Palme d’Or 1976 : Robert De Niro.
Ce dernier est lui aussi un acteur engagé, bien décidé à porter haut les valeurs de la démocratie, de la liberté et de la tolérance et les opposer à la politique menée par le nouvel occupant de la Maison Blanche dans son pays. Robert De Niro est persuadé que l’art, et notamment le cinéma, est un vecteur formidable pour ces valeurs. Il organise lui-même un festival important dédié au 7ème Art, dans son quartier natal de Tribeca, à New York.
Pas sûr que ses propos, après la remise d’une Palme d’Or d’honneur pour sa carrière par son ami Leonardo Di Caprio, aient été très appréciés par Donald Trump. Ils sont pourtant plus policés que le “Fuck Trump !” que l’acteur avait prononcé en 2018. Mais avec sa charge antifasciste, il va assurément passer pour un “rouge” auprès des électeurs trumpistes, complètement magas de leur leader moumouté.

“Rouge”, voilà notre fil conducteur du jour. Notre fil… rouge, quoi…

Rouge comme la colère qui monte contre les inégalités, les injustices, la barbarie…
Rouge comme le sang des innocents, victimes des attaques barbares, des bombardements aveugles, de la torture…
Rouge comme la honte que devraient éprouver les dictateurs, les tyrans, les oppresseurs, les esprits rétrogrades…

Rouge comme l’amour, au coeur du film d’ouverture – même s’il s’agit d’un amour de jeunesse, doux-amer, empreint de nostalgie. Rouge comme les homards qui finissent dans la casserole du restaurant de la cheffe Juliette (Cécile, dans le film). Rouge comme le vin que son Papa cuisinier va mettre dans le Boeuf Bourguignon…

Rouge comme le nez des clowns, ceux qui savent faire rire avec des choses tristes, comme Laurent Lafitte ce soir…
Rouge comme la veste que porte Rosetta sur l’affiche du film des frères Dardenne…

Rouge comme la chevelure de Mylène Farmer, qui est venue sur scène, donc, interpréter “Confession”, une chanson inédite, élégie à la mémoire de David Lynch. Avec sa voix pure, son teint diaphane, évoquant un peu la regrettée Julee Cruise, ancienne égérie du cinéaste, elle a bouleversé l’ensemble de l’assistance, dont Juliette A., en larmes, et votre serviteur, en toute humidité. Ah c’est malin… Pas mieux que Juliette B., sur ce coup-là…
Rouge comme les effets lumineux qui ont accompagné la performance, rappelant les rideaux rouges de la Red Room de Twin Peaks, dont le pilote de la saison 3 avait enchanté le Palais des Festivals il y a huit ans…
Rouge comme le feu, qui consumait les coeurs et les âmes dans Sailor & Lula, Palme d’Or en 1990…

Rouge comme le feu qui brûle dans les chansons d’Armanet, la flamme fatale…
Rouge comme la passion du public pour le cinéma, sous toutes ses formes, dans toute sa splendeur, dans toute son intensité…

Parfaite introduction pour ce festival que l’on souhaite ardent, passionné, plein de chaleur humaine, plein d’audace et de colère.

Si nos larmes, qui coulent encore à l’évocation de la performance de Mylène Farmer, n’éteignent pas notre feu intérieur, à demain pour la suite de ces chroniques cannoises.


Crédits photos :
Affiche : © Les Films 13 – Un homme et une femme de Claude Lelouch (1966) / Création graphique © Hartland Villa
Logo : ©FDC – image fournie par le service de presse du Festival de Cannes