“Il reste encore demain” de Paola Cortellesi

Il reste encore demainLe nom de Paola Cortellesi était probablement inconnu de la plupart des cinéphiles français jusqu’à présent, la plupart des oeuvres dans lesquelles elle a joué n’ayant jamais été diffusées dans l’hexagone. Pourtant, nos voisins transalpins la connaissent bien. Présentatrice d’émissions de télévision, humoriste, chanteuse, elle s’est aussi faite remarquer dans une quinzaine de pièces de théâtre et près d’une trentaine de films. Plusieurs d’entre eux lui ont valu d’être nommée aux David Di Donatello, l’équivalent transalpin de nos César. Elle a été en lice une fois pour le prix de la meilleure actrice dans un second rôle, et quatre fois pour celui de la meilleure actrice, qu’elle a d’ailleurs remporté en 2011, et même de remporter celui de la meilleure actrice en 2011, pour Nessuno mi può giudicare. Elle devrait encore bénéficier de quelques nominations cette année, grâce à Il reste encore demain, pour son travail en tant qu’interprète principale, mais aussi en tant que scénariste et réalisatrice, puisqu’il s’agit de son premier long-métrage derrière la caméra. Et celui-ci sort bien sur les écrans français, fort de son impressionnant score au box-office transalpin, où il a surclassé des blockbusters comme Barbie, Oppenheimer ou Super Mario Bros. le film, cumulant plus de 5 millions d’entrées. On ne va pas s’en plaindre, car il s’agit assurément d’un film intéressant, porté par une énergie folle.

La cinéaste livre un premier long-métrage audacieux, qui joue avec les codes d’un genre (le mélodrame néoréaliste, en noir & blanc) pour mieux le bousculer, en y ajoutant un peu de fantaisie et de légèreté, et l’hégémonie d’un genre (le genre masculin), pour mieux faire passer son message féministe. Tout est déjà contenu dès la première séquence, parfaitement maîtrisée : Delia (Paola Cortellesi) se réveille, dit simplement bonjour à son mari Ivano (Valerio Mastandrea), à ses côtés, et, en remerciement, reçoit une gifle tonitruante. De quoi bien commencer la journée… Plus tard, elle expliquera à une amie que cette situation est normale car son homme, qui a connu les deux guerres, a fréquemment besoin de se calmer les nerfs. Elle doit ensuite réveiller ses deux jeunes garçons qui rechignent à aller à l’école, et sa fille adolescente, qui, elle, adorerait étudier, mais, qui, à la place, doit partir travailler pour participer aux finances du foyer. Dans cette Italie de l’immédiate après-guerre, peu de jeunes filles des classes populaires ont accès à l’éducation, qui est offerte en priorité aux jeunes hommes, traditions patriarcales obligent. Delia prépare le petit déjeuner de toute la famille, les sandwichs pour les déjeuners des uns et des autres, vaque aux tâches ménagères essentielles, ne récoltant au mieux que reproches et remarques ingrates, quand elle ne se prend pas encore quelques coups au passage. Elle doit aussi s’occuper de son beau-père, vieil homme acariâtre, aux mains baladeuses et au verbe agressif.
Une fois toutes ces tâches accomplies, elle part travailler à son tour – des petits boulots où elle est systématiquement moins bien payée que ses homologues masculins, pourtant moins performants, fait le ménage, les courses et la cuisine, avant d’attendre le retour de son mari, qui aura encore besoin de libérer ses tensions de manière brutale après sa journée à l’usine. La routine, quoi… Bobo, boulot, dodo…

Tout ceci pourrait être absolument insupportable à regarder. Mais Paola Cortellesi a choisi de ne pas verser dans le sordide, de ne pas laisser la noirceur contaminer complètement le récit.
Déjà, elle a pris le parti de traiter de manière poétique les scènes de violence conjugale, en les transformant en une sorte de chorégraphie, entre tango et valse, sur fond de musique légère et joyeuse. Elle a aussi choisi d’opposer au sombre quotidien de Delia une ambiance lumineuse et solaire. Ainsi, elle s’éloigne des codes du drame pur et dur et  lorgne plutôt du côté du néoréalisme rose, variante poétique du drame néoréaliste, et des grandes comédies italiennes des années 1950, une façon de laisser un peu d’espoir au personnage principal et d’accompagner ce récit d’émancipation.

C’est bien cela dont il est question, ici. Même si Delia est prisonnière de son carcan familial, elle peut s’octroyer quelques moments de liberté au cours de la journée, quand son mari est loin d’elle, et découvrir un tout autre monde, plein de promesses. Elle sympathise avec un soldat américain en poste dans son quartier, échange avec sa meilleure amie, commerçante sur le marché, et discute avec Nino, son ancien prétendant, un mécanicien qu’elle a fait l’erreur de délaisser pour épouser Ivano… Ces rencontres, ainsi que les discussions avec sa fille aînée, Marcella (Romana Maggiora Vergano), qui ne comprend pas pourquoi elle subit toute cette violence sans réagir, l’incitent à réfléchir à sa situation et, pourquoi pas, à entrevoir un avenir plus radieux.
Un matin, une lettre vient bouleverser sa routine et lui offrir une opportunité unique de s’émanciper de l’emprise d’Ivano. On imagine instantanément qu’il s’agit d’une lettre d’amour de Nino, une invitation à fuir ce mari violent. Durant tout le récit, Délia se prépare pour le jour J, celui où elle pourra enfin reprendre sa vie en main. Mais elle doit tout faire pour garder ses projets secrets, car Ivano, plus à cran que jamais, ne la laissera pas partir si facilement. Tout ne va évidemment pas se passer comme prévu… Pour les protagonistes, mais aussi pour les spectateurs. Car le récit, dont la construction et les enjeux semblaient évoluer de façon très linéaire, respectant les poncifs du genre, prend finalement un tour inattendu.

Certains seront peut-être déçus du retournement de situation final. Pourtant, sans le dévoiler, il est à la fois tout à fait logique par rapport au contexte – celui de l’Italie de l’immédiate après-guerre – et cohérent par rapport à la démarche de la cinéaste, qui joue avec les codes, les stéréotypes, pour mieux les détourner, les faire voler en éclats et, in fine, servir un discours politique clair et précis.
Ce qui est important, pour Paola Cortellesi, c’est de montrer le chemin parcouru par la cause féministe depuis cette époque, mais aussi de montrer le chemin qui reste à parcourir pour se sortir de siècles de domination du patriarcat. Car le récit montre bien que le mal (le mâle ?) se transmet de génération en génération, quel que soit la classe sociale : Ivano a hérité ce machisme de son père – glaçant quand il lui donne des conseils pour museler sa femme – et a probablement donné ces mauvais gènes à ses fils, turbulents, bagarreurs et prompts à jurer comme des charretiers. Mais la famille bourgeoise du fiancé de Marcella n’est pas en reste. Malgré des apparences plus lisses et plus polies, on sent l’autoritarisme du patriarche, et même le jeune homme, de prime abord gentil et respectueux, finit par montrer des facettes plus sombres de sa personnalité. La vigilance reste donc de mise, d’autant que les chiffres des féminicides, un peu partout sur la planète, restent préoccupants.
Ce film lumineux est une ode à la résilience des femmes et une incitation à la rébellion face à la violence et aux humiliations. Vu le nombre d’entrées réalisées par le film de l’autre côté des Alpes, le message semble être passé.

Oeuvre engagée, Il reste encore demain est aussi un film artistiquement réussi, grâce à la photographie sublime de Davide Leone , ce noir & blanc qui parvient parfaitement à créer l’ambiance du film, le choix des musiques et des chansons (souvent anachroniques, là encore pour casser les conventions et donner au récit une portée intemporelle), ou à une mise en scène proposant quelques beaux mouvements de caméra.
Les performances des comédiens contribuent également à l’efficacité du film. Valerio Mastandrea, monstre sacré du cinéma italien, impose une présence oppressante dans le rôle d’Ivano, homme fruste, violent et autoritaire. Paola Cortellesi est elle aussi magnifique dans la peau de Delia, femme à la fois faible et soumise, mais aussi extrêmement forte et résiliente. Elle crève l’écran et il est difficile de comprendre pourquoi son talent de comédienne a mis autant de temps à être remarqué en France.

Là, son talent d’interprète, mais aussi de scénariste et de cinéaste, s’impose à l’ensemble des cinéphiles de la planète et on espère que ce n’est que le début d’une belle carrière de cinéaste/interprète, dans la lignée d’un Nanni Moretti ou d’une Valeria Bruni-Tedeschi. Espérons aussi que le succès de ce film permettra de voir davantage de films italiens sur les écrans français, car, malgré les efforts de certains distributeurs, le cinéma de nos voisins transalpins peine souvent à trouver sa place sur nos écrans, en dehors de quelques cinéastes majeurs.


Il reste encore demain
C’è ancora domani

Réalisatrice : Paola Cortellesi
Interprètes : Paola Cortellesi, Valerio Mastandrea, Romana Maggiora Vergano, Emanuela Fanelli, Giorgio Collangeli, Vinicio Marchioni, Francesco Centorame
Genre : Mélodrame néo-néoréaliste
Origine : Italie
Durée : 1h58
Date de sortie France : 13 mars 2024

Contrepoints critiques :

”Il reste encore demain fait entrer la lumière et éclaire l’espace public et privé, dominé par les hommes en toute impunité, la folie, l’inconscience, la peur, la contrainte du quotidien, et l’espoir d’un lendemain qui chante.”
(Mary Noelle Dana – Bande à part)

”Paola Cortellesi la filme dans un noir et blanc léché, propret, style publicité pour pâtes al dente. La débutante hésite sur le ton à donner, néoréalisme ou comédie italienne. N’est pas Dino Risi qui veut. Si le propos est louable, touchant, la naïveté conduit ici à la maladresse, avec une bande-son anachronique, des chansons à la guimauve et des accents de roman-photo.”
(Eric Neuhoff – Le Figaro)

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